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que contiennent nos fruits tendent à s’atrophier, le fruit lui-même gagne beaucoup en grosseur et en qualité[1]. » Et la loi est si simple ; elle se vérifie si constamment dans la nature ; elle est si conforme aux leçons de l’histoire et à l’expérience de la vie que, si quelque chose étonne le lecteur, ce sera sans doute qu’elle ait attendu, pour trouver son expression, le XIXe siècle et Geoffroy Saint-Hilaire.

Est-ce là nier le progrès ? Je dirais plutôt qu’au contraire c’est l’affirmer, c’est le démontrer, — en tant que « déplacement », que « changement », que « mouvement », — mais d’ailleurs c’est en modifier profondément la notion. Il y a de faux mouvemens, et l’histoire est pleine de changemens désastreux, c’est-à-dire qui ne s’accomplissent qu’au détriment de quelque chose ou de quelqu’un.


Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum,
Que la création est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un.


Il en est de la « société » comme de la « création ». Quelques progrès se compensent ou, en quelque sorte, s’annulent ; mais quelques autres se paient plus qu’ils ne valent ; et en fait de progrès matériels, je n’en sache guère qui soient pour l’espèce un accroissement de bonheur ou de dignité. « Depuis cent ans, a-t-on dit, — et, peut-être n’est-ce pas un savant qui l’a dit, mais c’est un anthropologiste, — l’Europe occidentale a fait plus d’inventions que l’humanité tout entière depuis vingt siècles. Mais l’immensité des résultats matériels acquis devait être compensée par une somme équivalente de douleurs et d’angoisses provenant de la lutte de l’homme contre l’homme. Le résultat n’est point visible, les larmes et les sueurs ne se mesurent point au poids, les désespoirs ne se jaugent pas, et les suicides mêmes s’oublient vite. Mais qui ne voit que les deux genres de lutte étant engendrés par une même passion pour l’argent, la puissance de ses bienfaits dans le domaine matériel mesure exactement la grandeur de ses désastres dans le domaine humain[2] ? » À la bonne heure, et voilà parler !

  1. Darwin, l’Origine des Espèces, édition française de 1876, p. 159.
    Voyez également, dans la Variation des animaux et des plantes, les chapitres XXI : sur la Sélection par l’homme ; et XXV, sur la Variabilité corrélative.
  2. Dépopulation et Civilisation, par M. Arsène Dumont, p. 243 ; Paris, 1890, Lecrosnier et Babé.
    Nous nous rappelons avoir autrefois signalé ce volume, dont nous sommes fort éloigné d’approuver toutes les conclusions, mais que nous n’en croyons pas moins devoir signaler de nouveau, comme étant l’un des plus remarquables de la Bibliothèque anthropologique. Il ne contient, en apparence, qu’une « théorie de la natalité, » mais la natalité dépend elle-même de tant de causes, que, pour les énumérer et les analyser seulement, M. Dumont a dû toucher aux plus graves questions que la « sociologie » soulève ; et, en outre, ce qui est si rare en pareille matière, son livre est vraiment un livre de bonne foi. Est-ce peut-être pour cela qu’il a passé comme inaperçu ?