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progrès. Comme les procédés perfectionnés de la production moderne s’accomplissent de plus en plus au moyen de machines… il s’ensuit que la totalité des profits perçus par la classe supérieure s’accroît rapidement. » Mais il continuait, un peu naïvement : « Cependant il n’est pas exact que la condition des ouvriers ait empiré ! » Non, sans doute ! cela n’est pas exact, si les ouvriers ne sont eux-mêmes que des machines ! Mais s’ils sont des hommes comme nous, s’ils ont des sens et s’ils ont des passions comme nous, leur condition a « empiré » de toute l’amertume des comparaisons qu’ils ne peuvent pas ne pas faire. Aigreur, envie, colère, mettons d’ailleurs que ce soient là de « mauvais sentimens », et combattons-les ou tâchons de les apaiser dans les cœurs ! Prêchons-leur la résignation et la solidarité. Quoi encore ? Faisons-leur voir, si nous le pouvons, combien le paysan du XVIIe siècle, le paysan de La Bruyère, était plus malheureux que le mineur de Carmaux ou le chauffeur de nos transatlantiques : nous ne ferons pas que les « faits » ne soient ce qu’ils sont ! Les progrès de l’industrie, qui sont ceux de la science, ont amené à leur suite, ils ont créé dans le monde entier des formes nouvelles de « misère », plus aiguës, plus intolérables ; et de compter pour y remédier sur les progrès ultérieurs de la science et de l’industrie, je ne sais si c’est peut-être de l’homéopathie politique, mais je dis que c’est une chimère, et je le dis au nom de la science, si je le dis au nom de la doctrine évolutive.

Pas de progrès sans compensation, nous enseigne-t-elle effectivement et, — bien avant que Darwin ou Haeckel eussent paru, — c’était l’une des lois les mieux établies de ce que l’on appelait l’anatomie philosophique. « Un organe normal ou pathologique, — écrivait Geoffroy Saint-Hilaire en 1818, — n’acquiert jamais une prospérité extraordinaire qu’un autre de son système ou de ses relations n’en souffre dans une même raison[1]. » C’est ce que Goethe a exprimé d’une manière plus vive : « Les chapitres du budget qui doit régler les dépenses de la nature sont fixés d’avance, — si elle veut dépenser davantage d’un côté, elle ne rencontre point d’obstacles, mais elle est forcée de se restreindre sur un autre point[2]. » Et Darwin enfin, plus pratique, ainsi qu’il convient au génie de sa race : « Il est difficile de faire produire à une vache beaucoup de fait, et de l’engraisser en même temps… Les mêmes variétés de choux ne produisent pas en abondance un feuillage nutritif et des graines oléagineuses… Quand les graines

  1. Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, par son fils Isidore Geoffroy Saint-Hilaire ; Paris, 1847, p. 214, 215.
  2. Œuvres scientifiques de Gœthe, analysées par M. Ernest Faivre, p. 130.