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Mais, de plus, la pensée de la mort est la condition même de la moralité, si toute « immoralité » ne procède, en dernière analyse, que de notre attache trop animale à la vie !

Puisque c’est toutefois ce genre de progrès matériel que l’on vante, — et qu’au fait il n’y en a pas qui parle davantage aux sens ou à l’imagination, — une heureuse nouveauté de la doctrine évolutive sera donc d’avoir solidement établi qu’il n’avait rien que de relatif, d’essentiellement précaire, et de discontinu. Contemporaine et connexe de la théorie de la bonté naturelle de l’homme, la théorie de « la perfectibilité indéfinie » doit disparaître avec elle ; et, si des « autorités » pouvaient suffire à décider la question, je n’aurais qu’à choisir entre les savans et les philosophes. N’est-ce pas Claude Bernard qui a défini révolution par « la marche dans une direction dont le terme est fixé d’avance ?[1] » Et lisez encore, dans les Premiers principes d’Herbert Spencer, le chapitre qu’il a intitulé : l’Instabilité de l’homogène ! À quoi si l’on ajoute, et il le faut bien, que cette marche comporte, en outre, des temps d’arrêt ou de rétrogradation même, c’est alors que l’on verra qu’au lieu d’être adéquate, ou seulement analogue, à l’idée de progrès, l’idée d’évolution en serait plutôt le contraire. Le progrès matériel s’achète, je veux dire qu’il se paie ; ses conquêtes n’ont jamais rien d’assuré, de stable, de définitif ; et quand nous en sommes le plus enflés, c’est le moment que choisit une force majeure pour nous en prouver durement la vanité.

Dans une occasion récente, où je demandais de combien, pour quelle part, le développement de l’industrie par la science avait contribué, de notre temps, à l’aggravation du poids de l’inégalité parmi les hommes, on ne m’a répondu que par des échappatoires ou des plaisanteries qui ne font guère plus d’honneur à l’humanité qu’à l’esprit de leurs auteurs. Mais il voyait plus clair, celui qui s’appelait alors le cardinal Pecci, quand il écrivait, dans une Lettre pastorale datée de 1877 : « En présence de ces ouvriers épuisés avant l’heure par le fait d’une cupidité sans entrailles, on se demande si les adeptes de cette civilisation sans Dieu, au lieu de nous faire progresser, ne nous rejettent pas de plusieurs siècles en arrière. » Et les économistes eux-mêmes en convenaient, quelques économistes du moins, M. Fawcett en Angleterre, M. de Laveleye en Belgique, ou plutôt en France, et ici même[2] : « Il est incontestable, disait-il, que le capital s’accumule dans nos sociétés industrielles en raison même de leurs

  1. Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux végétaux et aux animaux. T. I, p. 33.
  2. Émile de Laveleye, le Socialisme contemporain, p. XLII, XLIII.