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interprétation de la doctrine peut différer de celle que beaucoup de nos savans en donnent ; qu’il y a quelque moyen de réduire ses enseignemens aux leçons de l’éternelle morale ; et qu’il ne faut enfin pour cela que l’éclairer elle-même d’une lumière qui, précisément, ne soit pas « le flambeau de la science ».


I

C’est ainsi qu’en premier lieu, si nous savons l’entendre, la « théorie de la descendance, » — qui est comme le fort inexpugnable, et en tout cas l’idée maîtresse de la doctrine évolutive, — a discrédité pour longtemps la dangereuse hypothèse de la « bonté naturelle de l’homme ». Naïve, ou même niaise autant que dangereuse, l’hypothèse a-t-elle peut-être inspiré jadis la philosophie des Romains et des Grecs ? C’est donc alors pour cela qu’ils sont morts, et de cela ! Mais, sans approfondir ce point d’érudition, toujours est-il que, dans l’histoire de la pensée moderne, l’illusion de la « bonté naturelle de l’homme » ne date que de l’époque de la Renaissance, et la fortune qu’elle a faite que de la fin du XVIIIe siècle. C’est Diderot qui en a donné l’expression la plus simple, et la plus cynique, dans ce Supplément au voyage de Bougainville, dont je ne puis reproduire ici qu’un trop court, mais assez éloquent passage : « Si vous vous proposez d’être le tyran de l’homme, — y lisons-nous en propres termes, — civilisez-le ; empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature ; faites-lui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvemens de mille obstacles ; attachez-lui des fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit enchaîné sous les pieds de l’homme moral. » Mais, au contraire, « le voulez-vous heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires… et demeurez à jamais convaincu que ce n’est pas pour vous, mais pour eux, que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous l’êtes. J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles, religieuses… Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner, c’est toujours se rendre maître des autres en les gênant[1]. » Et je n’ignore pas que le Supplément au voyage de Bougainville n’a paru qu’en 1796, mais les idées que Diderot y exprime ne s’en retrouvent pas moins dans les écrits de Bernardin de Saint-Pierre ou de Condorcet. Les Danton, les Desmoulins, les Hébert, les Chaumette les ont certainement partagées ! Elles ont constitué le legs « sociologique » du XVIIIe siècle

  1. Œuvres complètes de Diderot, édition Assézat et Maurice Tourneux, t. II, p. 246-247.