Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

stationnés dans le port, prit ceux qui étaient armés et que commandait Trogoff, embarqua ses troupes et une partie des insurgés, mit sous voile et sortit du port ainsi que de la rade, sans éprouver de grands dommages. L’incendie de nos vaisseaux et de quelques-uns de nos établissemens maritimes fut arrêté par les employés de l’arsenal, et plus particulièrement par les forçats, qui firent des prodiges pour éteindre ces flammes allumées par les Anglais. C’est parce que, dans le récit des faits, nous avions cru ne pouvoir refuser à ces malheureux la justice qui leur revenait dans cette circonstance, qu’on a dit que nous les avions proclamés « les seuls honnêtes gens de la ville de Toulon. »

Pendant que Dugommier battait l’ennemi sur la droite, Lapoype et moi nous attaquions avec succès le fort Pharon (Faron), qu’on réputait imprenable. Masséna, que j’avais appelé de l’armée d’Italie, était avec nous. J’étais d’avis qu’on investît la place pendant la nuit ; mais la marche fut si lente, que nous n’abordâmes les parapets du fort qu’au grand jour. Un feu croisé de boulets, de mitraille et de balles renversa nos premiers rangs : nos troupes reculèrent, se dispersèrent et se réunirent au bas de la montagne. Je connaissais le pays : de concert avec le général Lapoype, qui approuva mes dispositions, j’envoyai l’adjudant général Micas, à la tête d’un détachement, avec ordre de s’emparer du pic de la montagne que je lui désignai, en suivant la route indiquée. Muni de quelques pièces de petit calibre, qu’on tira par le moyen de cordages, Micas, avec autant de célérité que de courage, parvint au passage escarpé du pas de la Masque, extermina les Espagnols qui le gardaient, et s’établit avec ses canons au pied de la montagne, derrière quelques murs à demi éboulés. De là il plongeait sur le fort Pharon. Dès que Micas eut commencé sa canonnade, qu’il soutint vivement, Lapoype et moi, nous redoublâmes la nôtre. J’avais donné mes ordres et je marchais sur Pharon, lorsqu’un des capitaines de la troupe que je conduisais, et qui était fort près de moi, tomba mort à mes pieds et tout couvert de sang ; ce sang rejaillit sur mes habits. Je ne le croyais que blessé, et je me précipitais sur lui pour le relever et le secourir, quand les soldats qui nous environnaient s’imaginèrent que c’était moi-même qui me trouvais frappé, et l’un d’eux criait avec désespoir : « Le représentant du peuple est mort ! » Je tirai aussitôt mon sabre, menaçant celui qui proférait ce cri et tous ceux qui l’auraient répété, et qui auraient porté la crainte dans l’armée en même temps qu’ils auraient averti l’ennemi. « Non, mes camarades, leur dis-je avec véhémence ; je marche encore à votre tête : nous allons triompher ensemble ! En avant, mes amis ! »