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nous présentions d’assez bonne heure, le major demandait en souriant aux jeunes femmes apparues aux fenêtres ou aux portes : « Le ménage est-il fait ? » Presque partout le ménage était fait, et nous entrions : des enfans aux cheveux bouclés s’enfuyaient, — j’en ai compté cinq dans un des logemens; — des chromolithographies, représentant ordinairement des sujets religieux, des photographies, un râtelier de pipes, des éventails en feuilles de palmier étaient pendus aux murs, et un mobilier propre était disposé autour des pièces, une table, des chaises, des lits. L’essentiel est fourni par le gouvernement. Quelques petits coffrets rapportés de l’Inde, achetés sur les économies de la solde, ornaient çà et là les chambres. Je demandai :

— Est-ce que le soldat qui se marie reçoit une paye supérieure?

— Non, monsieur ; il peut se marier après sept ans de service, et reçoit la paye d’un shelling, comme avant. Mais sa femme a droit à une ration, et chacun de ses enfans à une demi-ration. A quarante ans, vient la retraite.

— Et le sous-officier ?

— Ceux-là sont mieux logés, comme vous allez en juger, et ils touchent, suivant le grade, de deux shellings six pence, à cinq shellings six pence par jour.

L’officier frappe à la porte d’un cottage très élégant, situé à droite, dans la rue qui descend. Une femme vient ouvrir, l’air intelligent et comme il faut. Ici, nous sommes chez un master gunner, grade qui correspond, je crois, à notre grade d’adjudant. L’appartement est vaste : quatre pièces au rez-de-chaussée, deux en haut, et un balcon ensoleillé dominant la rade d’Algésiras. Le mobilier est presque luxueux; des tapis couvrent les tables; une pendule orne la cheminée; je remarque, sur une commode, un album de gravures. La maîtresse de la maison nous raconte qu’elle a habité sept ans les Indes et cinq ans Malte. Elle préfère « ce tranquille Gibraltar ».

Je ne sais ce qui pourrait être importé, chez nous, d’un pareil système, ou du moins dans nos colonies, mais le sort de ces soldats m’a paru enviable...

Deux heures plus tard, je partais pour Tanger. Un navire de guerre allemand saluait la forteresse anglaise, et couvrait de fumée blanche le coin bleu de la baie où il venait de jeter l’ancre.


RENE BAZIN