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les rigoles taillées en plein marbre qui promenaient autrefois, à travers le palais, la fraîcheur et la vie; des touristes en par-dessus, guidés par des employés en uniforme, déambulent entre les colonnes et rompent tout rêve qui s’ébauche, et si vous jetez les yeux sur le prodigieux décor des murs et des plafonds, ah! mon ami, c’est là que le temps s’est montré cruel, et l’homme aussi. Vos photographes, avec une habileté qui trompe l’étranger, ont saisi la minute où les jeux de lumière et d’ombre étaient le plus harmonieux, et choisi l’endroit, bien limité, je vous assure, d’où les dessins tracés dans la pierre, les revêtemens de faïence, les dentelles de stuc festonnant le cintre des portes, pouvaient donner l’illusion d’un chef-d’œuvre à peu près intact. Vous échappez aux plâtrages qui remplacent les pièces tombées d’elles-mêmes ou volées, aux restaurations malheureuses, à la misère de tant de motifs exquis, sur lesquels il a coulé de l’eau et du temps, tapisseries dont il reste la trame, dont la couleur est morte. Elle est morte, et au fond de ces alvéoles, nids d’abeilles disposés en corniches ou tapissant les voûtes, un peu d’or, un peu de rouge, un peu d’azur mêlés, parlent d’une poésie disparue qu’avec ces courts fragmens l’imagination ne parvient pas à reconstituer. Je ne m’en consolerai pas. Il aurait fallu voir l’Alhambra dans sa nouveauté, quand les maîtres de l’Islam, vêtus aussi bien que lui, frôlaient ses dalles de marbre du pli brodé de leurs tuniques. Cet art de l’Alhambra était léger, tout décoratif, fantaisiste et souriant ; il exprimait le bien-être, la gloire, le repos, la richesse; sa grâce presque entière était dans sa jeunesse ; ses œuvres n’avaient pas les lignes sévères que l’œil retrouve aisément, et elles ont pâli avec l’éclat des pierres, et leur beauté délicate a souffert plus qu’une autre de la mort des détails.

Il y a cependant deux choses, dans ce musée de l’Alhambra, qu’on ne peut dessiner ni décrire, et que rien ne fanera jamais: ce sont les reflets des faïences arabes, et, dans l’encadrement de toutes les fenêtres ouvertes sur le ravin du Darro, ces paysages de second plan, ces bouts de collines pâles, qu’une cause inconnue de moi, une vertu mystérieuse sans doute de l’air de la Sierra, colore d’une teinte laiteuse et bleue, comme si le jour venait à travers une opale. Ils me séduisent depuis si longtemps, ces lointains de l’Albaycin, que je quitte le palais pour aller vers eux. Nous descendons, par la porte de Fer, dans un chemin en pente, fortement encaissé, sauvage, que dominent bientôt à gauche les falaises caillouteuses qui portent l’Alhambra et à droite de hauts talus couronnés d’ormes. Le chemin s’enfonce