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pouvons bien renoncer à courir les hôtels et dormir toute l’après-midi : pas un voyageur ne louera nos services. Mais un mort, trois morts surtout, voilà qui annonce le bonheur! Moi, je suis rentré bien vite à la maison, et j’ai crié à ma famille : « Réjouissez-vous, je vais travailler aujourd’hui! » Vous voyez bien !

Au bout de l’avenue que nous suivons, une grande porte s’ouvre dans une tour carrée sans créneaux, marquée de la main et de la clef. Le chemin tourne dans l’épaisseur des murs, continue en montant, et débouche sur un tertre planté d’ormeaux, la cour des Citernes. Un homme m’offre un verre d’eau glacée et bleue, qu’il tire d’un puits profond. Un autre se précipite à ma rencontre, en gesticulant. C’est un affreux mendiant au chapeau pointu, à la veste de velours galonnée et fripée, qui se dit prince des bohémiens : « Achetez ma photographie, monsieur! Deux francs pour les Américains, un franc pour vous qui ne l’êtes pas! » Je m’enfonce à gauche, où sont de pauvres jardins, des ruines de murailles, des soulèvemens de terre couvrant d’autres ruines, et, l’enceinte se rétrécissant, j’arrive à la tour de la Vêla. L’escalier se tord en spirale; nous vivons cinq minutes dans le noir, puis le jour reparaît; je pose le pied sur la plate-forme, et je découvre une des vues les plus harmonieuses que l’homme puisse contempler. Derrière moi, la Sierra Nevada, toute blanche de neige. Un éperon s’en détache, entièrement boisé, portant à son sommet le vaste palais de l’Alhambra. Je suis à l’extrémité de cet éperon vert, très haut et très ardu. Il s’avance jusqu’au milieu de la ville. Elle est là tout entière, rose et déployée en éventail au-dessous de moi, Grenade, la citée tant rêvée. Vers la gauche, c’est la ville nouvelle, plus vive de couleur et plus tassée; vers la droite, c’est la ville ancienne, hachée de menus traits d’ombre par les jardins plantés d’ifs, montant un peu sur les collines pelées de l’Albaycin, le faubourg bohémien. En avant, au delà du cercle immense des maisons, une plaine sans limite, doucement bleue parce qu’elle est lointaine, traversée de lueurs pâles qui sont des bras de fleuve. La nature espagnole se révèle ici dans toute sa splendeur. Elle manque d’intimité. Ne lui demandez pas une chute de moulin encadrée de vingt chênes, une vallée d’herbe fraîche avec des peupliers en couronne, ou même un beau groupe d’arbres faisant un berceau d’ombre au toit centenaire d’une ferme. Elle ignore les tableaux de genre, les petits cadres tout faits : elle est âpre, elle est nue, elle est ouverte au vent. Mais donnez-lui l’espace; laissez-la développer les plis larges de ses terres, fondre les tons de ses plaines, bleuir ses montagnes, mettre dans l’air du ciel une telle limpidité qu’aucun