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une grande partie du Soudan, en vertu de ce principe prodigieusement élastique et encore plus audacieux : — Ceci est à l’Egypte, donc c’est à moi ! — La France, pour son compte, ne saurait jamais accepter pareille prétention ; et plus on s’obstine à reculer l’évacuation de l’Egypte et à refuser même d’en laisser entrevoir la date hypothétique, plus on l’oblige à faire ses réserves et à les exprimer nettement.

Cette confusion initiale que sir Edward Grey établit entre le domaine de l’Egypte et celui de l’Angleterre, en provoque d’autres encore. Si l’Egypte ne se distingue plus de l’Angleterre, il est clair que celle-ci a intérêt à ce que celle-là s’étende le plus loin possible. Aussi commence-t-on à ne plus savoir du tout où elle finit au Sud. Elle finit là où commence la sphère d’influence anglaise. Mais on ne sait pas davantage où commence cette sphère, sinon que c’est au point où finit l’Egypte. Le gouvernement britannique a eu l’art de jeter sur tout cela les ombres les plus épaisses. Le principal moyen qu’il a employé pour atteindre ce résultat est l’équivoque : équivoque sur les mots, équivoque sur les choses. Tantôt il assure que l’Egypte comprend toute la vallée du Nil, ce qui est beaucoup en longueur, et tantôt tout le bassin du Nil, ce qui est beaucoup en largeur. Il emploie indifféremment le mot de vallée et celui de bassin : est-ce à dire qu’il ne se rende pas compte de leur sens parfaitement distinct ? Non, évidemment ; mais il faut tout prévoir. Si on était certain de faire accepter par l’Europe, et notamment par la France, la thèse que ce qui est à l’Egypte est à l’Angleterre, le mot de bassin prévaudrait tout de suite, et bientôt on l’emploierait seul. Mais si on n’y parvient pas, il convient de conserver une ligne de retraite, — pour l’Egypte bien entendu, — et de la confiner dans la vallée du Nil, de manière à laisser à l’Angleterre des voies d’expansion largement ouvertes à droite et à gauche, par exemple dans le Bar-el-Gazal. Les rivières qui se jettent dans le Nil et les vallées ou même les bassins de ces rivières, rentreraient alors dans la sphère d’influence de l’Angleterre.

Ce mot de sphère d’influence est encore un de ceux dont on a le plus étrangement abusé. Que signifie-t-il au juste ? Il est d’origine récente, il appartient à un vocabulaire qui a pris naissance dans ces dernières années. Les puissances européennes qui ont tourné une partie de leur activité du côté de l’Afrique ont craint, malgré les distances prodigieuses qui les séparent encore sur tant de points, de se trouver un jour en contact et peut-être en conflit. Elles ont fait des conventions entre elles pour se partager, non pas ne varietur et d’une manière immuable, mais par des approximations plus ou moins conformes aux réalités géographiques, les territoires où celle-ci reconnaît à celle-là le droit d’opérer à son gré, sans craindre de sa part aucune concurrence. Des lignes idéales ont été tracées sur le papier. A l’est, c’est la zone d’influence de telle puissance ; à l’ouest, de