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jusqu’au bout un remarquable exemple de sang-froid. Il n’en est pas moins vrai que, de la part d’un gouvernement qui a des traditions comme le gouvernement anglais, c’est une grande imprudence d’apporter au grand jour de la discussion publique les parties les plus délicates, les plus sensibles, les plus sujettes à réserves de son action diplomatique, et de les exposer avec une liberté de langage qu’on se permettrait à peine dans l’abandon discret du cabinet. On ne fait pas de la diplomatie sur des instrumens aussi sonores, à moins qu’on ne cherche une rupture et qu’on n’ait le parti pris de la provoquer. Si M. Hanotaux avait répondu à sir Edward Grey sur le même ton, où en serions-nous aujourd’hui ? « Entre deux puissances qui se respectent, a-t-il dit, et dont les relations sont toujours courtoises, entre la France et l’Angleterre, il ne peut être question ni d’agression ni d’injonction, alors qu’il s’agit de problèmes complexes et où tant de solutions différentes peuvent être utilement envisagées. » Il n’y a pas eu d’agression formelle dans le discours du sous-secrétaire d’État britannique, mais l’injonction en a été l’allure dominante, et c’est une figure de rhétorique que nous ne saurions accepter lorsqu’elle s’adresse à nous.

Laissons de côté la question de forme : c’est la thèse même du gouvernement anglais qui est à relever. Quelle est-elle ? Sir Edward Grey a commis l’imprudence de laisser ou plutôt de faire voir, de manière à ce qu’il fût impossible de s’y tromper plus longtemps, que les questions qui s’agitent sur le Haut-Nil ne sont autre chose que la question d’Égypte tout entière. C’est au nom de l’Égypte, et de la situation mal définie que les Anglais y occupent, qu’il a revendiqué l’exercice de certains droits sur le Nil supérieur. En parlant ainsi, il n’a pas précisément simplifié la question d’Égypte, mais il l’a éclairée, il a montré qu’elle était accessible et vulnérable par de nouveaux côtés. Était-ce à lui à en fournir la démonstration ? Sir Edward, volontairement ou non, a établi à l’aide de certains mots une confusion qu’il importe de dissiper, parce qu’elle laisserait croire que ce qui appartient à l’Égypte appartient à l’Angleterre. Cela serait vrai si l’Égypte elle-même appartenait à l’Angleterre, mais elle appartient au sultan, et après le sultan au khédive, sous des conditions qui sont revêtues de la sanction de l’Europe. Il n’y a heureusement pas de droits mieux établis que ceux-là. La situation de l’Angleterre en Égypte est provisoire et précaire. Déjà très sujette à critique dans sa prolongation injustifiée, elle le deviendrait encore bien plus si le gouvernement britannique essayait d’en profiter, non pas dans l’intérêt de l’Égypte, mais dans son intérêt propre et bientôt exclusif, intérêt d’expansion coloniale, intérêt impérial. L’Égypte, aujourd’hui, d’après le discours de sir Edward Grey, n’est pas un pays qui a été troublé il y a une douzaine d’années, et où l’Angleterre est allée rétablir l’ordre : c’est une couverture commode dont elle se sert pour étendre son action, ou plutôt son domaine, dans