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supérieur ; la Princesse de Bagdad nous émeut comme un drame fortement charpenté, plein de mouvement et de passion. La Femme de Claude nous remue à la manière d’un mélodrame très noir. Nous avons renoncé à découvrir ce que symbolisent exactement et Césarine, la femme fatale, et Claude, l’inventeur génial, et le doux Antonin, et Rébecca, et Daniel, le Juif-Errant qui s’en va reconstruire le temple de Jérusalem, et Cantagnac, l’agent d’une société mystérieuse et formidable. Mais nous voyons qu’il y a ici des honnêtes gens et des traîtres. Nous tremblons pour les bons quand nous voyons le danger suspendu sur leurs têtes ; nous nous réjouissons quand nous voyons qu’enfin le crime est puni et que les méchans expient leurs forfaits. Rien de plus. Tout ce symbolisme auquel s’est complu M. Dumas dans la dernière période de sa carrière dramatique est bien décidément la partie caduque et déjà condamnée de son théâtre.

Comment s’est opéré dans la manière de M. Dumas un changement qui au premier abord est fait pour surprendre ? C’est lui qui jadis a brusquement et tout d’un bloc transporté le réalisme à la scène. C’est lui qui nous a débarrassés des marionnettes du théâtre de Scribe. Il a ouvert à la comédie de mœurs la voie où les Augier, les Sardou et M. Becque lui-même n’ont fait que le suivre. Dans ses premiers ouvrages, il a peint au vrai le décor de la société moderne et fait se mouvoir dans un milieu exactement observé des êtres de chair et de sang. Les derniers ne nous présentent plus que des abstractions évoluant dans un cadre de fantaisie. Ayant commencé par observer, M. Dumas aboutit à imaginer… Y a-t-il entre ces deux aspects de son talent opposition et contradiction ? Peut-être ne sera-t-il pas inutile de montrer que, bien au contraire, l’esprit de M. Dumas a suivi une pente naturelle et accompli un progrès logique. Du point de départ au terme d’arrivée, il s’est modifié de façon normale, régulière, suivant la loi intérieure de son développement. Au surplus, son cas ne lui est pas particulier : il est commun à beaucoup d’autres, écrivains, artistes ou penseurs, qui s’étant placés en présence de la réalité pour nous en traduire le spectacle, peu à peu n’en ont plus aperçu que les images reflétées et déformées par leur cerveau.

Savoir regarder autour de soi et apercevoir ce qui est, cela est beaucoup plus rare qu’on ne croit. Ou peut-être s’accorde-t-on à reconnaître que rien n’est plus difficile et que ceux qui apportent avec eux ce privilège sont par là même marqués d’avance. Voir est un don. Ceux qui le possèdent en jouissent d’abord et s’en contentent et n’imaginent pas que l’art ait d’autre but que de reproduire la réalité. M. Dumas nous a dit maintes fois comment il s’y est pris pour composer ses premières comédies. Il n’avait aucun plan arrêté, aucune idée préconçue. Il avait lu peu de livres. Il ne s’était pas attardé à réfléchir. Il s’était