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tous à la tête de l’administration générale. Son nom est vénéré dans la ville, où elle compte comme une puissance.

Ah ! cet hôpital de la Nouvelle-Orléans, au lendemain du carnaval, comment l’oublier jamais ? Tous ces lits occupés par de jeunes négresses, à la physionomie farouche, plus ou moins tailladée de coups de couteau, — c’est souvent la fin des nuits de mardi gras, — fort peu malades, du reste, grignotant des biscuits d’un air boudeur et détournant leurs têtes hérissées de petites nattes !

— Elles ne recommenceront plus, elles se rappelleront la grâce que Dieu leur a faite en les amenant ici, elles seront de bonnes filles, disait la supérieure en passant auprès d’elles.

Puis elle caressait la toison crépue d’un diablotin noir, tout petit, qui mangeait à belles dents, lui aussi, comme s’il n’avait pas eu la jambe cassée.

— Ses parens ne se sont même pas donné la peine de l’apporter eux-mêmes ; nous avons de bonnes voitures d’ambulance qui ramassent tout cela, Dieu merci !

Et enfin, dans les chambres, trop belles au dire de certaines personnes austères qui jugent que tant de gâteries équivalent à un périlleux encouragement, dans les chambres réservées aux nouvelles accouchées, des blanches celles-là, dont aucune n’avait l’anneau de mariage au doigt :

— Voyez-moi ces deux jumeaux ! — Et l’excellente supérieure avait tout de bon un sourire de grand’mère. — Les dames de la ville fabriquent pour nos enfans des layettes qui ne sont pas du tout des layettes de pauvres. On les promène dehors avec de grandes pelisses et ces gentils petits bonnets. Les mamans ont regret de laisser tout cela derrière elles lorsqu’elles s’en vont. Mais ce sont quand même quelques bonnes journées pour elles et pour les petits. Pauvres filles !

J’admirai les broderies, les dentelles, les petits béguins de soie, mille fanfreluches trop coquettes au gré du rigide lion sens, avec un battement de cœur extraordinaire, celui qui nous prend quand, après une longue traversée, nous découvrons d’un peu loin encore les rives déjà visibles de la patrie. Le contraste de ce langage ingénu, passionné, avec tout ce que, pendant six mois, j’avais entendu de scientifique au Nord, sur le même sujet, m’avait saisie ; je me trouvai soudain dans un pays proche parent du nôtre, où les habitans d’origine française sont presque aussi nombreux que les Anglo-Américains ; dans un pays qui appartint à Louis XV et à Napoléon, et qui s’en vante et qui le rappelle sans cesse avec une rancune émue. Que peut-il avoir de commun avec la Nouvelle-Angleterre ou la Pensylvanie ?