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sans perdre une minute, nous visitons les classes. La co-éducation règne à Carlisle sans plus d’inconvéniens entre Indiens qu’elle n’en a entre nègres ou entre blancs ; j’aurai vu fonctionner pour toutes les couleurs ce système, réputé en Europe à peu près impraticable. Il m’est donc impossible de séparer ici les filles des garçons, malgré le désir que j’aurais de m’en tenir strictement du haut en bas de l’échelle sociale à la condition des femmes en Amérique. Les classes, faites par des professeurs blancs qui s’adjoignent comme aides les élèves les plus avancés, formant une espèce de petite école normale, ne conduisent pas la masse des Indiens de Carlisle au-delà de ce qui dans les écoles publiques est nommé grammar school. Elles présentent un aspect bizarre par le mélange d’hommes faits et de tout petits enfans, — les plus vieux, arrivés tard de leurs réserves respectives, étant souvent ceux qui en savent le moins. Il y a là des figures destinées à rester opiniâtrement sauvages, mais le capitaine Pratt ne désespère pas de les modifier.

Il me montre ses ingénieuses photographies comparatives où sont marqués les progrès du type humain, abruti ou féroce au début, sculpté ensuite par l’initiation graduelle à des mœurs plus douces. Si l’on monte ainsi jusqu’à la classe des gradués de 1890 ou de 1894, on voit une réunion de jeunes gens des deux sexes qui ne serait déplacée nulle part. Cependant la beauté, telle que nous l’entendons, ne s’y rencontre guère ; la large face, les fortes pommettes et la conformation osseuse singulièrement massive, contribuent à donner une apparence lourde à presque tous les Indiens que j’ai vus en habits européens. Le teint chaud et vermeil qui ne peut se comparer qu’à l’éclatante coloration des feuillages d’automne en Amérique et que fait valoir encore le noir intense et brillant de la chevelure, étonne aussi, mais sans déplaire. Certains croisemens avec la race blanche ont produit de jolies figures ; entre toutes je citerai Mlle Rosa Bourrassa, une Chippewa qui a du sang français dans les veines et qui est à la fois un excellent professeur, une bicycliste émérite, et une charmante jeune fille. Il va sans dire que pour tous la transformation n’est pas également radicale ; les Indiens qui atteignent aux grades universitaires sont rares, mais il n’y en a pas de si déshérité qu’il ne puisse devenir cultivateur.

On commence par leur donner une instruction élémentaire en anglais dont j’ai vu les résultats dans des compositions d’orthographe et de style très amusantes. Les sujets proposés étaient les suivans : « Comment harnache-t-on un cheval ? » pour les garçons. « Comment se fait un lit ? » pour les filles. Une pauvre petite avait écrit à ce sujet : « Quand j’ai dû faire un lit pour la