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salons les plus intéressans de la ville la plus cosmopolite qui soit au monde, acheva de me dérouter. C’était au jour de Mrs Richard Gilder, la femme du poète, directeur d’un Magazine célèbre, et qui, artiste elle-même, sait attirer par la puissance de sa grâce et de son esprit toutes les notabilités littéraires. Vers la fin d’une après-midi d’hiver j’avais trouvé autour d’elle, dans un cercle éclectique, des hôtes de toute provenance : le peintre John La Farge, parent transplanté de Paul de Saint-Victor et coloriste comme lui ; le professeur Hjalmar Boyesen, un Américain Scandinave, critique et commentateur d’Ibsen, qui compose en anglais des nouvelles norvégiennes dont quelques-unes ont pour théâtre les États-Unis ; Thomas Janvier, qui connaît mieux que la plupart des Français ce qui concerne les félibres et la littérature provençale de tous les temps ; le docteur Eggleston, dont les premiers romans éveillèrent chez nous un si vif intérêt pour l’Ouest américain[1], enfin les sœurs de l’exquise poétesse juive morte trop jeune, Emma Lazarus, dont l’une, Joséphine, a écrit sur l’avenir de son peuple des pages d’une spiritualité très haute qui figurent dans le legs des précieux documens fait au monde par le Congrès des religions. Beaucoup de nationalités diverses étaient donc, sans me compter, réunies chez Mrs Gilder quand survint M. Antonio Apache, que j’avais eu déjà l’occasion d’apercevoir à Chicago, où il était à la tête du département archéologique. Une de ces personnes qui craignent toujours que les étrangers ne commettent quelque erreur de jugement, compromettante pour ceux qui les reçoivent, se hâta de me dire qu’il était fort rare qu’un Indien fût admis dans le monde. Tant pis, si beaucoup d’entre eux ressemblent à ce jeune Apache ! Il a voyagé en Europe après de bonnes études universitaires ; sa tenue, ses manières sont irréprochables ; son visage, d’un ton chaud, est éclairé par des yeux magnifiques. Il consentit à chanter, en s’accompagnant de la guitare, une mélodie sacrée, bourdonnement des lèvres qui imite la pluie. C’est, nous expliqua-t-il, une invocation adressée aux reptiles et elle est très impressionnante quand une foule nombreuse la chante en chœur. Il ajouta qu’il ne faudrait pas se méprendre sur la signification de cette prière symbolique, les grenouilles d’été, les lézards et les grands serpens qui sont supposés vivre au fond de la mer n’étant pas directement implorés, mais plutôt choisis comme intermédiaires auprès des esprits d’en haut.

— Les aspirations religieuses du sauvage sont au fond les

  1. Voir dans la Revue : le Maître d’école du Flat-Creek, 1er novembre 1872 ; le Prédicateur ambulant, 1er  et 15 octobre 1874.