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travaux de cette chercheuse infatigable dans un cadre moins restreint que celui-ci.

Je la mis sur le chapitre des « réserves » et de la vie qu’y mènent les Indiens que l’école rend à leur tribu. On m’avait dit plus d’une fois que leurs jeunes filles élevées à l’américaine tournaient souvent fort mal une fois revenues au tepé paternel. Miss Fletcher ne nia pas que cela pût arriver ; la vie qui les attend dans ces cabanes où grouille misérablement une nombreuse famille, le voisinage des officiers, les tentations de toute sorte sont une excuse : « Je les aime comme mes enfans, dit-elle, et ils me donnent les soucis que pourrait avoir la mère de plusieurs centaines de garçons et de filles, mais ils m’ont donné aussi de grandes joies. L’important est de les faire travailler. » Elle préconise la vertu du travail, ayant travaillé plus qu’aucune femme à sa triple tâche scientifique, administrative et charitable. Ses voyages, d’une tribu à l’autre, par des canons où l’on passe à la file dans un étroit espace entre la montagne à pic d’un côté et le précipice de l’autre ne laissaient pas de la fatiguer, l’état de sa jambe ne lui permettant plus de monter à cheval. Bravement elle marchait là où nul véhicule ne pouvait passer.

Elle raconte ses expériences diverses avec un charme d’élocution qui explique le succès qu’eurent les conférences qu’elle fit sur les Indiens dans le présent et dans l’avenir à la grande exposition de la Nouvelle-Orléans où les industries indigènes étaient placées à côté des produits perfectionnés de toute espèce sortis de l’école si florissante de Carlisle.

Je l’entendis à la Société d’anthropologie dont elle est présidente et qu’elle a fondée dans un dessein dont les gens qui connaissent si peu que ce soit l’état social de l’Amérique ne peuvent méconnaître la très haute portée : elle veut amener les femmes, ces gardiennes de tous les préjugés, à se rendre compte scientifiquement d’un point fécond en controverses, la question des races ; et j’ai pu m’assurer qu’au moins dans l’enceinte du club il était traité sans passion.

« Le savoir, a coutume de dire miss Fletcher, est après tout la source de la plus grande charité. On ne peut donc jamais apprendre assez. »

Un incident me prouve, dès le premier pas que je fais dans la chambre, combien elle a raison. Au moment où j’arrive, une femme entre deux âges, d’apparence agréable, entretient l’assemblée du folk-lore. On me la nomme, c’est Mrs Douglass qui, par une exception presque unique, épousa, blanche, un homme de couleur, le fameux Frédéric Douglass, déjà vieux, élevé à