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tristesse, — tristesse morne, brutale et stupide. La situation de paria qui lui était faite m’inspirait tant de pitié, elle était si seule avec ses diamans, elle n’avait si évidemment qu’eux au monde et elle continuait à les exhiber plus ou moins dès l’aurore d’un air de défi si pathétique au fond, que deux ou trois fois je fus sur le point de lui parler comme on peut parler en voyage à n’importe qui, d’un beau site par exemple. Mais je craignis quelque insolence. Du reste elle ne regardait pas plus le paysage que les journaux empilés sur ses genoux ; elle contemplait ses bagues et demandait des sandwiches. Un peu avant d’arriver, au moment où les préposés nègres se ruent sur vous, la brosse à la main, pour vous enlever de force la poussière du voyage, un jeune homme glabre, rasé à la mode, l’air sournois et inquiet, s’avança furtivement vers elle, fit un signe, prit son sac ; elle se leva et le suivit sans mot dire ; j’essayai de me figurer avec quel sentiment de haine. Quant à moi je décernai à cet individu correct le coup d’œil que les femmes de tout âge et de toute catégorie ont en réserve pour les poltrons. Je suppose qu’il se sera relâché de sa réserve à la Nouvelle-Orléans. Le Sud est si corrompu ! Quoi qu’il en soit, voilà le peu que j’ai vu du demi-monde en Amérique. Seules de leur sexe, les réprouvées qui le composent auraient peut-être le droit de se plaindre, malgré les diamans dont on les couvre autant et plus qu’ailleurs. Ce ne sont pas elles pourtant qui provoquent les conventions à Washington, les appels à la Chambre et au Sénat, les articles d’une presse spéciale en faveur du suffrage. Toutes celles qui revendiquent le droit de voter sont des femmes parfaitement honnêtes et même ce que nous appellerions collet monté, exception faite d’une certaine avocate quelque peu émancipée dans le sens qu’on donne à ce mot en Europe.

Le porte-parole le plus fameux est la très honorable Elizabeth S tan ton, qui se rattache par son âge au groupe des shriekers. Elle a beaucoup de fougue et beaucoup d’humour. La raison si souvent invoquée pour refuser aux femmes leurs droits politiques au nom d’un respect qui les place au-dessus des partis et des orages de la tribune, lui fait hausser tes épaules : « Les pauvres créatures, dit-elle, qui se contentent de cela, oublient qu’elles occupent en commun avec les criminels, les idiots et les fous cette plate-forme privilégiée. Non, ce qui les retient dans l’ombre, c’est plutôt la crainte du ridicule, la même crainte qui leur fait accepter sans mot dire les modes absurdes que leur envoie Paris. Quels actes d’énergie et d’indépendance peut-on attendre de personnes qui se résignent à porter deux ballons en guise de manches et à se passer de poches pour avoir une jupe mieux ajustée ?