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nous juge, j’en suis presque venue à considérer la prospérité de mon pays comme une disgrâce. Croyez-moi, on se trompe sur nous ; l’activité fondamentale ne consiste pas, en Amérique plus qu’ailleurs, dans la lutte pour s’enrichir ; côte à côte avec ce genre d’activité qui frappe tout d’abord, il y en a une autre, celle qui complète le succès matériel ; il y a l’effort généreux appliqué à la direction, à l’expansion des ressources acquises. Ce qui importe, — chacun de nous le comprend, — c’est de faire servir ces ressources immenses aux fins spirituelles, durables, qui doivent être la base d’une vraie démocratie. »

En réalité, tous ne sont peut-être pas pénétrés de ce devoir autant que la jeune optimiste qui s’exprimait ainsi avec la ferveur d’une intime conviction. Malgré mon enthousiasme pour tant de belles œuvres humanitaires et sociales qui ont fonctionné devant moi, dans les grandes villes d’Amérique, je suis obligée de dire que l’idée fondamentale d’une fin spirituelle très haute m’a paru se dérober bien souvent sous l’apparence de choses qui étaient en contradiction flagrante avec elle. Le jour, cependant, où, du dehors, on reconnaîtra qu’au fond cette idée subsiste, plus forte en effet que tout le reste, même que l’âpre appétit du gain, ce sera grâce aux femmes qui, réunies en légion, n’auront cessé de livrer le bon combat pour la faire triompher. J’ai déjà montré longuement l’impulsion qu’elles ont donnée à ces deux agens principaux du progrès : l’éducation et la philanthropie ; mais il me semble n’avoir encore rien dit, tant sont innombrables les prodiges accomplis par leurs soins, et avec de si faibles ressources au début ! Quand, il y a trente ans, une pauvre institutrice du Nord, Myrtille Miner, entreprit l’œuvre, apparemment folle, de fonder, sans appui, par ses propres mains, une école supérieure, à Washington, pour les filles de couleur, pouvait-on se douter que de cette tentative, tournée en dérision, sortirait l’école normale qui prospère aujourd’hui parmi une quarantaine d’autres également dédiées à la race méprisée ? — Lorsque Frances Willard s’arma d’une épée flamboyante, comme celle de saint Georges, contre un dragon plus terrible que tous ceux des légendes, — l’ivrognerie, l’effroyable ivrognerie américaine, — pouvait-on prévoir ce vote qui, dans beaucoup de provinces, a décidé de la fermeture des débits de liqueur ; les maisons de santé spéciales ouvertes pour la guérison des alcooliques ; l’enseignement scientifique de la tempérance établi dans les écoles ? D’abord le mouvement parut excessif : les Américaines, jusque-là, n’avaient jamais parlé en public ; ce ne furent peut-être pas les plus prudentes ni les plus distinguées qui pénétrèrent à