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dangereux. Admettons que l’entrée en ligne du soutien parvienne à enlever les tirailleurs, les uns et les autres ne s’arrêteront-ils pas bientôt, épuisés par cet effort ? Alors il faudra de nouveaux soutiens, de nouveaux efforts, de nouveaux sacrifices, pour aboutir à un nouvel arrêt.

Que peut-on gagner, du reste, à un bond de 50 à 100 mètres en terrain battu et découvert ? L’efficacité du tir avec les armes modernes n’en profite assurément pas. Ce n’est donc pas le but que se propose la théorie en faisant exécuter ces petits bonds successifs ; ce qu’elle veut, c’est amener, sous la protection de la chaîne, la réserve, qui est la troupe de choc, à distance d’assaut.

Cette distance a été fixée à 250 mètres. C’est, paraît-il, l’espace que le fantassin chargé peut parcourir à la course sans s’époumoner. Même ainsi réduite, je doute fort que cette distance puisse être franchie. Mais est-ce là la véritable question ?

N’est-ce pas envisager la charge sous un point de vue bien étroit que de la réduire à une question de poumons ? Si l’assaillant doit être bien résolu à aboutir au choc matériel, on ne doit cependant pas ignorer qu’en fait l’assaut n’aboutit jamais au corps-à-corps. Le succès de l’assaut se décide aussitôt que le défenseur a la sensation bien nette qu’il est impuissant à arrêter l’assaillant, qu’il ne peut éviter le choc que par la fuite. Dès lors, la question de distance du point de départ de la charge n’a guère d’importance ; 50, 100 ou 200 mètres de plus ne signifient rien. Ce qui importe, c’est que le mouvement soit assez accentué pour être nettement perçu par l’adversaire, sur lequel il doit produire son effet moral, et lui donner la conviction absolue que l’assaillant redoute aussi peu sa baïonnette que son feu. C’est une démonstration énergique qu’il faut produire, et l’impression morale qui en résultera sera due surtout à l’attitude de l’assaillant et à la résolution qu’elle accusera chez lui. Ce n’est pas une question de quelques mètres de plus ou de moins, et l’intérêt est mince, par le fait, d’amener la chaîne sur tous les points à cette soi-disant distance d’assaut.

Que devient donc, en définitive, le mode de combat réglementaire, si la chaîne des tirailleurs n’a pas la rigidité et la continuité indispensables pour recevoir une impulsion unique ? si les soutiens dont c’est la mission spéciale sont impuissans à la lui communiquer ? si la réserve, qui doit faire l’office de marteau dans le choc final, ne peut atteindre en ordre compact cette limite de 250 mètres qu’on lui impose comme distance d’assaut ?