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précisément l’opposé. Le règlement de 1791, fondé, comme je l’ai dit, sur les principes de l’ordre linéaire, ne cessa pas un jour d’être la loi écrite de l’armée française. Napoléon se refusa toujours à faire disparaître cette anomalie, ou peut-être n’y pensa-t-il pas. Marmont insinue que Bonaparte, officier d’artillerie, général à 25 ans, qui avait étudié les manœuvres de l’infanterie avec un ancien sergent des gardes françaises, ne s’était jamais soucié d’entrer en discussion à ce sujet avec des praticiens aussi expérimentés que les Davout, les Ney, les Morand, les Gudin. Cela est peu probable. Ce qui l’est davantage, c’est qu’il trouvait ses généraux et ses troupes assez familiarisés avec la pratique pour se passer de théorie écrite et qu’il préférait ne pas dévoiler à ses adversaires le secret de sa tactique. Ce qui l’est plus encore, c’est qu’il n’attachait qu’une importance secondaire aux procédés d’exécution ‘qui constituent la tactique. On est vraiment-amené à le croire lorsqu’on se rappelle sa fameuse exclamation, si souvent répétée : « Une armée doit changer sa tactique tous les dix ans. »

Peut-on, en effet, croire qu’une armée puisse ainsi changer sa tactique à sa guise, comme elle modifie les habits de ses troupes et transforme sa coiffure tour à tour en casque, en képi, en shako ? La tactique — c’est-à-dire les procédés de combat — n’est-elle pas intimement liée aux armes que manient les combattans, aux conditions matérielles de la lutte ? Quelle est donc la signification de cette boutade du grand homme, qui semble choquer le plus élémentaire bon sens ?

En 1810, toutes les armées européennes avaient copié l’armée française. Les unes après les autres elles avaient abandonné la tactique linéaire pour avoir, comme nous, des tirailleurs nombreux et agiles, pour former des colonnes et combattre dans l’ordre perpendiculaire. Cette imitation était, sans doute, la meilleure preuve de la supériorité de notre tactique ; mais, en même temps, elle enlevait à l’armée française un des élémens les plus actifs de la grandeur prodigieuse de ses succès. Napoléon, qui avait assisté aux merveilleux effets de la tactique nouvelle sur les champs de bataille, et qui avait recueilli les fruits de l’écrasante supériorité acquise à nos armées, s’affligeait de ne plus obtenir les mêmes résultats ; il aurait voulu pouvoir étonner à nouveau le monde ; et il se laissait alors aller à rêver d’une tactique nouvelle qui eût surpris les armées de l’Europe, ses trop fidèles imitatrices, et lui eût rendu la grandeur de ses premiers triomphes. Voilà pourquoi il s’écriait : « Il faut changer la tactique tous les dix ans. »