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« D’une part, dit-il, une population des plus denses qui soient en Europe, avec un excédent des naissances sur les morts qui oscille entre 9 et 11 H par mille habitans ; d’autre part, une crise économique et financière désastreuse, qui a profondément attaqué non seulement le mécanisme de la circulation monétaire, mais encore les organes les plus essentiels de la richesse et de la vie nationale. D’une part, une émigration continentale périodique qui a atteint en 1893 le total extraordinaire de 123 000 individus ; de l’autre, les échauffourées de Zurich et d’Aigues-Mortes. D’une part, une émigration transatlantique permanente, qui varie entre cent mille et deux cent mille individus par an ; de l’autre, la crise financière de la République Argentine, le système prohibitif de Mac Kinley appliqué à l’émigration des Européens aux États-Unis, la révolution et la guerre civile s’éternisant au Brésil. »

C’est de ce dernier point, de l’émigration italienne en Amérique, que s’occupe spécialement M. Grossi, et plusieurs des faits qu’il signale sont vraiment des plus affligeans. L’émigration des Italiens en Amérique du Sud aurait, d’après lui, le caractère d’un scandaleux marché d’hommes : « Avec une audace incroyable, par le moyen d’agens directs ou indirects, de journaux subventionnés, de conférences payées, et d’une infatigable réclame, les Républiques de l’Amérique du Sud entretiennent en Italie le courant de l’émigration. Malgré les crises économiques américaines, malgré les lynchages, et les guerres civiles, et la fièvre jaune, le nombre des émigrans ne cesse point d’augmenter ; et cela simplement parce que trop de personnes ont intérêt à ce que ne s’arrête pas cette traite des blancs. »

La manière dont on transporte ces émigrans aux lieux de leur destination suffirait déjà pour montrer le peu de cas que l’on fait de leur santé et de leur vie. L’air et l’espace leur manquent absolument. Ils passent tout le temps du voyage à fond de cale « empilés dans d’étroits couloirs, comme des anchois dans un baril ». Un médecin de la marine italienne, le docteur Ansermino, déclare que jamais il n’a vu spéculation plus éhontée que ce transport des émigrans aux frais des républiques américaines. Dans la traversée entre Gênes et Rio-de-Janeiro, il meurt toujours en moyenne de vingt à trente de ces malheureux. Et plus triste encore nous apparaît la destinée de ceux qui ne meurent pas en chemin : « Ils trouvent, en débarquant, le plus singulier mélange de modernité et de décrépitude, de boue et de misère, de raffinement apparent et de barbarie réelle : des trains rapides qui transportent leurs voyageurs à une agglomération de misérables cabanes ; le téléphone mettant en communication le désert avec des villages à peine habités ; des vaches paissant l’herbe dans des rues éclairées à la lumière électrique. Imaginez maintenant, dans ce décor, une