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ne réussit pas à le persuader. M. de Bismarck avait beau dire et répéter que l’acceptation était « une nécessité politique, » il déclara qu’il ne se soumettrait qu’à un ordre formel du roi. Il pouvait être tranquille et dormir sur ses deux oreilles ; il n’avait pas à craindre que le roi, dont le jeu favori était de se balancer et de balancer les autres, descendît de son escarpolette pour lui adresser une impérieuse sommation. Le 1er avril, le prince Charles-Antoine, à qui M. de Bismarck avait communiqué un peu de sa fièvre, écrivait mélancoliquement à son fils Charles : « Ton frère a si peu d’ambition que je ne crois plus à la réussite de notre candidature. » Il ajoutait le 22 avril : « Fritz a déclaré du ton le plus résolu qu’il déclinait la tâche qu’on prétend lui imposer. » Et poussant un gros soupir : « Il faut y renoncer, une grande occasion historique offerte à la maison de Hohenzollern a été perdue et ne se retrouvera plus. Si le roi à la dernière heure avait pu se décider à ordonner, Fritz aurait obéi ; laissé à lui-même, il se décide à dire non. Voilà donc l’affaire à vau-l’eau. Le secret a été étonnamment gardé, et il importe beaucoup qu’il le soit toujours. » Cependant ce père déçu et mécontent nourrissait encore quelque espérance : « Bismarck, écrivait-il le 26 mai, ne prend pas son parti de l’échec de la combinaison espagnole. Il n’a pas tort. Mais la chose n’est pas entièrement abandonnée ; elle tient encore à quelques fils très menus, qui à la vérité sont des fils d’araignée. »

Il avait raison de ne pas désespérer. Il s’était flatté que son fils Frédéric viendrait à résipiscence, ce fut son fils aîné qui se ravisa ; à force de souffler sur ce lumignon fumant, qui semblait éteint, on le vit se ranimer comme par miracle. Averti par le père, M. de Bismarck l’exhorta à tout faire pour maintenir dans ses heureuses dispositions ce pêcheur inespérément repenti, et pour le convaincre que c’était au bien de l’Allemagne qu’il sacrifiait ses derniers scrupules. Le 4 juin, le prince Léopold se déclara prêt à accepter la couronne d’Espagne, « le plus autorisé des juges lui ayant démontré que l’intérêt de l’État l’exigeait. » Au commencement d’avril, M. de Bismarck avait expédié à Madrid deux hommes de confiance, M. Lothar Bucher et le major de Versen, pour étudier la situation. Ils avaient rapporté de Madrid les impressions les plus encourageantes, et le roi Guillaume disait à ce propos que les gens à qui on fait fête voient toujours les choses en rose. Cependant il fut touché de la grâce, lui aussi, et quand le prince Léopold lui annonça qu’en acceptant ce qu’il avait refusé, « il pensait rendre un service essentiel à son pays, » le roi lui répondit aussitôt qu’il approuvait sa résolution. M. de Bismarck avait gagné sa bataille. Il n’avait pas épargné ses peines ; il avait maté les rétifs, décidé les hésitans, levé les scrupules des timorés, raffermi les volontés chancelantes, dissipé les nuages et les craintes, terminé victorieusement cette laborieuse affaire, qui n’existait pas pour lui.