Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/696

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laisser échapper, et comme il avait une de ces volontés puissantes, fougueuses, irrésistibles, qui commandent à toutes les demi-volontés, et qui, soufflant comme un vent de tempête, balaient tout devant elles et font le destin des peuples, ce fut son vouloir qui prévalut.

Le 16 septembre 1869, le prince Charles, qui était venu chercher femme en Allemagne, arrivait au bord du lac de Constance d’où il se rendit à la Weinburg, château appartenant à sa famille, qui s’y trouvait alors réunie. Le lendemain, le ministre de Prusse à Munich, le baron de Werther, écrivait au prince Charles-Antoine pour lui demander une audience secrète, qui lui fut accordée. Il accourut et annonça qu’il était venu présenter au maître de la maison un député espagnol, don Eusebio Salazar y Mazaredo, chargé par Prim d’offrir une couronne au prince héritier de Hohenzollern. Il aurait pu ajouter que c’était M. de Bismarck qui l’envoyait, car il est difficile d’admettre que M. de Werther eût fait une telle démarche sans l’aveu de son chef. J’ai lu quelque part que M. Salazar était un de ces hommes pleins de bonnes intentions, mais d’un esprit inquiet, d’une imagination remuante et toujours en travail, obscurs artisans que la destinée charge quelquefois de fabriquer les plus grands événemens, et qui sont nés pour être le plus innocemment du monde des ouvriers en catastrophes. J’ai lu aussi que jadis, envoyé au Pérou, il avait engagé l’Espagne dans un méchant imbroglio d’où elle eut quelque peine à sortir ; que le spirituel ministre des affaires étrangères, qui débrouilla cet écheveau, avait dit en gourmandant l’activité tracassière de son agent : « Rien n’est plus dangereux que les hommes qui ne mettent jamais leurs pantoufles ; » — que plus tard cet homme qui ne mettait jamais ses pantoufles, voyant son pays en quête d’un souverain, se piqua de lui en donner un et publia une brochure destinée à prouver que le prince Léopold de Hohenzollern réunissait toutes les conditions voulues pour être un excellent roi d’Espagne ; que cette brochure fut peu remarquée, mais qu’après le refus du duc de Gênes, quand Prim se trouvait à bout de voie, on lui parla et de l’opuscule et de l’auteur, qui fut mandé ; que don Eusebio offrit incontinent ses services, et partit de son pied léger pour négocier avec la famille de Hohenzollern et le cabinet de Berlin[1].

Après avoir pris langue avec ses fils, le prince Charles-Antoine reçut M. Salazar. On se revit le 19 septembre sur la promenade du Rhin. Le prince Charles accompagnait son père, qui lui présenta le député espagnol, lequel n’ayant pas de raisons pour préférer un Hohenzollern à un autre, insinua gracieusement que les yeux de toute l’Espagne étaient tournés vers le prince Charles de Roumanie. Mais le prince répondit aussitôt d’un ton résolu que sa conscience ne lui

  1. L’Espagne politique, 1868-1873, p. 96 et 97.