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contraire l’empereur Napoléon III, qui voulait du bien au prince Charles, ne demandait pas mieux « que de mettre un Hohenzollern sur le Danube. » Il s’intéressait à cette affaire plus que ne le commandait l’intérêt de la France. Personne ne fut plus sujet que ce souverain à ces généreuses imprudences qu’on paie par des repentirs ; personne ne cultiva avec plus d’amour l’art de travailler au bonheur d’autrui. Le 16 avril 1866, Mme Cornu, qui disait souvent ce que l’empereur ne voulait pas dire lui-même, écrivait au prince : « Maintenant que le suffrage universel est consulté en Roumanie et que jusqu’à présent il répond Charles de Hohenzollern, je puis vous dire toute ma joie. Vous désiriez tant un rôle actif, quelque chose qui vous sortit de votre vie monotone et peu utile ! J’espère que vous êtes satisfait, vous allez avoir une belle, mais bien difficile tâche. Vous n’y succomberez pas, j’en suis sûre. Vous avez l’amour du bien, un jugement droit, et rien de cet enfantillage qui se contente des avantages extérieurs d’une grande situation… Vous viendrez sans doute en France avant d’aller en Roumanie, vous voudrez voir l’empereur, qui est le protecteur depuis 1856 de votre future principauté, et qui le sera encore et d’autant plus que vous allez en être le chef. On désire que vous vous mariiez ; la Roumanie a besoin d’avoir l’exemple d’un prince moral et d’un ménage princier uni. »

Le prétendant de 1866 n’avait pas besoin qu’on l’encourageât. Ce cadet de grande famille était de la race des ambitieux qui ne se refusent pas à leur destinée. Mme Cornu ne se trompait point ; quoique soldat dans l’âme, Berlin et la vie d’officier commençaient à lui peser. Il se croyait fait pour mieux que cela ; il sentait en lui des facultés et des forces inemployées auxquelles il lui tardait de donner de l’exercice ; comme le dit le témoin oculaire, « il était tourmenté du désir de labourer ses friches. » Il était né avec le goût des entreprises et l’amour des choses difficiles. Au surplus, il avait fait tout jeune son apprentissage dans l’art de gouverner. Son père, le prince Charles-Antoine, chef de la branche princière et catholique des Hohenzollern, avait été de 1858 à 1861 président du ministère prussien, et s’était fait un devoir et un plaisir d’initier son second fils à ses affaires, il l’avait promené dans les coulisses de la grande et de la petite politique.

Le prince Charles-Antoine méprisait les petites vanités et approuvait les grandes ambitions. Il lui en avait peu coûté de renoncer à sa principauté de Sigmaringen, d’abdiquer en faveur du roi de Prusse par acte du 7 décembre 1849. Ne régnant plus, il aurait été bien aise que ses fils fussent des rois et le considérassent comme leur conseiller naturel. Cet office lui convenait ; il avait le jugement net, lucide et sûr ; les nombreuses lettres adressées par lui au prince Charles et publiées par le témoin en font foi. Il goûtait peu le romantisme, l’idéologie, il se piquait de n’aimer que ce qu’il appelait la politique réaliste.