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donne entrée aux emplois provinciaux de quelque importance… De tous les côtés on commence à distinguer des symptômes d’agitation ; on entend parler de sociétés secrètes se rapprochant de nos loges… »

Sentez-vous le petit frisson du malade qui se regarde au miroir et reconnaît les stigmates de son mal ? Ne croirait-on pas lire un de ces pamphlets du siècle dernier où les écrivains caricaturaient nos vices sociaux sous des masques asiatiques ? Cependant les neveux des Encyclopédistes, quand ils prennent contact avec notre petite Chine d’Annam, ne peuvent se défendre d’un sentiment d’admiration pour la société rationnelle que leurs aïeux ont prônée ; d’un certain orgueil de famille en reconnaissant le type de civilisation vers lequel ils nous acheminent insensiblement. Sans doute, rien n’est plus flatteur pour la raison pure qu’un État égalitaire et pacifique, hiérarchisé uniquement par l’intelligence, le savoir, le concours ; une immense école où chaque écolier peut aspirer à broder sur sa robe le loriot doré du surnuméraire, en attendant la cigogne du mandarin de première classe. C’est très beau en théorie ; seulement… Il y a beaucoup de seulement. Les candidats non placés meurent de faim, se font pirates ou rebelles. Les mandarins en place, trop multipliés, se paient sur le pauvre monde. Et puis cette société de lettrés n’a qu’éloignement et mépris pour le métier militaire. M. Famin a étudié de près l’année chinoise : une ombre, un rien ! Des milices territoriales, bonnes tout au plus pour un service de gendarmerie.

Alors, une belle nuit, un Francis Garnier débarque avec sa poignée de mathurins, et en six semaines il a raflé tout le pays des lettrés. Aujourd’hui, ce sont les petits Japonais, solidement organisés, qui entrent dans l’Empire des lumières comme dans une motte de kaolin. Je puis garantir ce mot admirable, dont on ne sait s’il est sérieux ou plaisant, dit par un envoyé du Tsong-li-Yamen à un homme d’État européen : « Ne croyez pas que nos soldats aient été battus ; seulement, ils n’ont pas voulu se battre. » C’est très beau, une vieille civilisation de paix, d’intelligence et d’art, aussi longtemps que cela dure, aussi longtemps que ses voisins respectent son ancien prestige ; mais il y a d’autres forces qui agitent le monde, au nom d’autres principes, impatientes de se dépenser ; elles ont aussi leur raison logique dans l’histoire, elles viennent dire en brandissant une épée : « Voici le vrai symbole des puissantes époques de construction, dont les cimens sont le fer et le sang, le moyen qui ne trahit jamais ! »

Je ne veux pas pousser ce jeu de rapprochemens. Ce n’est aujourd’hui qu’un jeu. L’historien qui classe les espèces