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auxquels il rend un juste hommage. Il n’est pas moins affirmatif sur l’extinction de la piraterie, en dépit de quelques accidens récens, — et gênans. Avant tout il faut s’entendre sur la définition de cette industrie : les explications du commandant Famin concordent avec celles du gouverneur, elles confirment ce que nous avions déjà appris dans le livre de M. le général Frey[1].

Pendant les premières années de notre établissement, les bandes nous faisaient une véritable guerre de partisans ; leur résistance empruntait ce caractère momentané à l’explosion du sentiment annamite, à l’infiltration militaire organisée par les autorités chinoises, à l’irruption des grandes hordes de Pavillons jaunes et noirs. Depuis que notre autorité s’est affermie, la piraterie est redevenue ce qu’elle était auparavant, ce qu’elle est encore de l’autre côté de la frontière chinoise : une institution éminemment nationale, une grande entreprise de commerce, commanditée par quelques riches négocians du Kwang Si. — La contrebande en fait le fond ; une contrebande exaspérée, qui va jusqu’au vol, jusqu’au pillage à main armée. L’introduction frauduleuse de l’opium chinois sur notre territoire est la plus ordinaire et plus lucrative opération des pirates ; mais il leur faut un fret de retour : ils pillent des marchandises qu’ils iront écouler chez leurs commanditaires de Chine : les buffles et les femmes ont leur préférence pour cette spéculation. Quand s’offre une occasion tentante, les contrebandiers ne se refusent pas la capture d’un voyageur, d’un colon aisé dont la famille paiera rançon. Ainsi procédèrent de tout temps les bandes qui exerçaient cette profession sur les frontières des pays pittoresques, entre deux États peu enclins à s’obliger réciproquement ; ainsi travaillaient naguère, sur la frontière gréco-turque, les hétairies de palikares dont je ne dirai pas de mal, ayant eu avec quelques-uns de leurs membres retraités les plus honnêtes rapports. Comme ces hétairies, comme nos routiers de jadis, les bandes chinoises et annamites se recrutent d’élémens fort môles, malandrins, malheureux, fainéans, vocations militaires inemployées, gens d’humeur trop vive ou de scrupules trop émoussés. On les voit subitement grossir après une mauvaise récolte ou quand un chantier licencie ses coolies.

L’inefficacité de la répression par les colonnes militaires apparut vite au gouverneur. Etrillées de temps à autre par nos soldats, échappant le plus souvent à une poursuite difficile, les bandes se reformaient après la retraite de la colonne ou

  1. Pirates et Rebelles au Tonkin, par le colonel Frey ; Paris, Hachette, 1892.