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avec stupéfaction qu’il a chargé Raeburn, devenu lord Maxwell, d’être son exécuteur testamentaire, et que ce dernier a accepté cette charge. Au cours des réunions d’affaires qu’amène la succession, Aldous revoit sa fiancée récalcitrante, sans lui rien laisser voir de ses sentimens inébranlables ; mais un jeune étourdi de ses amis, Frank Leven, qui a surpris son secret, n’a rien de plus pressé que d’en informer Marcella. Celle-ci, guérie par les épreuves et les expériences de la vie de ses chimères socialistes, enfin touchée de tant de constance et saisie de remords, confesse délicatement tous ses torts et, cette fois, donne à Aldous tout son cœur.

Ainsi se termine ce roman, qui abonde en péripéties imprévues, où l’auteur a incarné dans une héroïne aux passions violentes, mais toujours franches, aux projets utopiques, mais généreux, son idéal du rôle salutaire de la femme dans la société contemporaine. « Une femme, fait-elle dire quelque part à Marcella, est tenue d’entretenir comme un feu sacré sa propre individualité, qu’elle soit mariée ou non ! » Thèse admissible tant qu’on reste dans le domaine des idées, des sentimens, mais qui, hors de là, ne peut aboutir qu’à l’enfer dans un ménage, ou bien à l’annulation du mari. Disons du moins que l’héroïne, à la fin du troisième volume de ses aventures, est devenue plus raisonnable. « Maintenant, nous dit l’auteur, toutes les conceptions sociales de Marcella étaient spiritualisées. Elle avait appris par expérience qu’on peut goûter le bonheur et l’affection dans une mansarde… La vraie barrière qui sépare l’homme de l’homme n’était pas, à ses yeux, le plus ou moins d’argent, mais des choses d’un tout autre ordre, de l’ordre de la sympathie et des relations sociales. Mais l’amour vrai devait-il maintenant étouffer en elle cette sympathie passionnée pour les pauvres, cette haine de l’oppression qui avaient naguère agité sa jeunesse ? Toute son aine lui criait que non ! Ce qui avait été autrefois pose et violente déclamation s’était changé par ses relations quotidiennes avec les indigens, par le contact fécond de l’expérience, par le choc des opinions à Londres, par l’influence d’une noble amitié, par l’éducation d’une passion naissante, s’était changé, dis-je, en un dévouement sincère, en une vraie soif d’amélioration sociale. Elle avait cessé d’adopter un système tout fait, celui des Venturistes ou de toute autre secte, cessé de considérer avec mépris ou horreur toute une classe du monde civilisé. Et alors s’était fait jour dans son esprit ce point de vue, qui est en réalité au fond des conceptions les plus imposantes de l’Etat, ce point de vue d’où les institutions fondamentales de toute grande civilisation, la propriété, les lois, la coutume