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et obstinément fermé, s’ouvre, par un effort suprême de l’amour, à cette idée, plus digne de la majesté divine, qu’il y a plusieurs modes sous lesquels Dieu se révèle. Or, si Dieu se sert de langages divers pour parler aux hommes, nous n’avons pas le droit de condamner la parole qu’il a adressée à d’autres, par cela seul que nous ne la comprenons pas. Il faut savoir entendre les multiples voix qui parlent d’en haut et les accepter toutes, comme venant d’un même Dieu. Et l’auteur termine son récit par cette belle réminiscence de la Divine Comédie :

« Étrange fin de ce jour de torture ! Robert vit sa femme dans le crépuscule, blanche, pure, fragile et, toute sa force de caractère s’étant évanouie, noyée dans la divine faiblesse de l’amour. Il pensa alors à ce poète qui, après avoir traversé la demeure des pécheurs et les lieux de l’expiation, aperçut enfin une lueur rosée qui montait de l’Orient, démêla des formes blanches qui se mouvaient à travers l’air pur et léger et distingua une mélodie lointaine et délicieuse. Ces signes lui annonçaient la venue de Béatrice et la proximité de ces coteaux lumineux, dont Notre-Seigneur Dieu est le soleil et la lune. Car la vie éternelle, cet état idéal, ne se trouve ni dans l’avenir, ni dans le lointain. Dante le savait, quand il parlait de quella che imparadisa la mia mente. Le Paradis peut exister ici-bas même. Toutes les fois que le moi se perd dans la passion de l’amour, que les étroites limites de l’égoïsme sont brisées et que l’esprit de Dieu fait invasion en nous, alors on peut dire que l’œil humain a vu, que les mains humaines ont touché le Paradis. »

Telle est l’action principale de Robert Elsmere, et l’on voit quel en est le genre d’intérêt : c’est moins un roman que le manifeste d’un néo-christianisme, un épisode dans la « bataille de la foi » qui se livre à notre époque. Combien de penseurs chrétiens avons-nous connus, même en dehors de l’Angleterre, qui ont trouvé dans les pages de Robert Elsmere l’écho de leurs doutes et de leurs inquiétudes religieuses ! Mais Mme Ward verse trop dans la dissertation théologique et son style, en général naturel, en devient parfois diffus et quintessencié. Il y a aussi trop de personnages dans son livre. Le squire Wendower, dans son rôle de « Méphistophélès », et le professeur Grey tiennent étroitement à l’action, puisque enfin ils sont : l’un, le tentateur, et l’autre, le sauveur de Robert Elsmere. Mais le vicaire Newcome, dans son rôle de champion de l’orthodoxie, et surtout Édouard Langham, l’agrégé d’Oxford, tout imbu d’art grec et de philosophie pédante, ou encore la jolie Rose, courtisée, puis abandonnée par Langham, ne servent guère qu’à former un second roman dans le premier.