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Mais il n’accordait, et d’ailleurs il ne devait pas à tout le monde de semblables égards. Un jour, pour embarrasser les chanteurs, qui déjà de son temps étaient mauvais musiciens, il s’avisait d’écrire, les unes en dièse, les autres en mi bémol, les différentes parties d’un ensemble. Une autre fois, il mettait en musique une lettre soi-disant adressée de Bologne à la célèbre cantatrice Vittoria Tisi, et dont voici le texte : « Ma très chère fille, — Bologne, le 6 décembre 1718, — En raison de toutes mes occupations tant passées que présentes, je jouis pour le moment d’une mauvaise santé, et voilà bien des jours que je n’ai plus la tête à moi. Notre saison d’opéra s’est terminée dimanche à notre avantage. L’Ambreville est partie la nuit même pour Turin ; la Muzzia est partie hier pour Mantoue ; la Spagnuola est partie de son côté pour Livourne, et ce soir la Coralla et la Sartina partiront pour Brescia. Dieu soit loué ! Je vais goûter un peu de repos et me remettre de tant de fatigues… » Et sur ce compte rendu d’imprésario, Marcello, dit-on, avait brodé la plus folle musique, où figuraient, spirituellement parodiés, le style, les manières et les manies, les défauts et jusqu’aux moindres tics des compositeurs et des virtuoses contemporains[1].

Mais, de tous les virtuoses, c’étaient messieurs les castrats — si les deux mots se peuvent allier — qui excitaient le plus la verve et les railleries de Marcello. Un jour il convoqua chez lui les chanteurs de la chapelle de Saint-Marc, sous prétexte de leur faire déchiffrer deux madrigaux à quatre voix qu’il venait de composer pour eux, et que voici :


PREMIER MADRIGAL (pour deux ténors et deux basses).
Non, là-haut parmi les chœurs des bienheureux
N’entreront point les castrats,
Car il est écrit en ce lieu…

Ici les soprani interrompaient :

— Dites ce qui est écrit.

Réplique des ténors et des basses :

L’arbre qui ne porte pas de fruits brûlera dans le feu.

Et les soprani se mettaient à hurler tout du haut de leur tête :

Ahi ! ahi ! ahi !
  1. Fontana, Busi, op. cit.