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chacune. Tout est joli : la place du Zocodover, petite, ayant au fond, dans une chambre du premier étage, un grand christ éclairé par des lampes ; l’humble maison où Cervantes écrivit « l’illustre Frégona », où deux mules dételées dorment en ce moment, la tête appuyée aux colonnes roses du patio ; le couvent de la Conception, avec ses coupoles de faïence arabe ; les treillis de vieux bois masquant les fenêtres basses ; les ferrures des portes, travaillées par les ouvriers maures, clous ronds à tête creuse et ciselée, qu’on appelle des « moitiés d’orange », larges torsades appliquées sur les planches de chêne ou d’olivier, fleurs de métal jaillissant à la hauteur des gonds, violettes, jasmins, pensées couleur de rouille ou d’argent mat. J’entre dans une remise : le plafond est à caissons sculptés ; des pans de pierre fouillée, dentelée, dorée d’un reste de peinture, rejoignent des lambris de plâtre où pendent des harnais. Mon guide me précède, dans une ruelle misérable, et se glisse entre les bal tans d’une porte entrouverte : nous sommes dans un jardin endormi, où il y a une fontaine et un figuier à droite, une poule, un chat et trois femmes de trois âges, à gauche, tous immobiles à l’ombre d’un grand mur, et, sans que personne ait bougé, nous visitons l’ancienne synagogue, qui n’a point de dehors, et qu’on dirait, à l’intérieur, taillée en plein ivoire. C’est l’heure de la sieste. Au-dessus des dallages, dans les cours des maisons riches, séparées de la rue par un couloir et une grille légère, les persiennes vertes sont fermées ; la lumière crue tombe d’en haut sur la moitié des murs immaculés, la moitié des colonnes de marbre, la moitié des pots de géraniums, de fusains et de lauriers disposés autour d’une vasque centrale. La ligne de l’ombre est presque bleue. Tout semble désert. Le bruit du jet d’eau tremblote comme la lueur d’une veilleuse. L’heure est propice pour parcourir à pas lents la cathédrale aux neuf portes, métropole de l’Espagne, qui porte dans les airs, au-dessous de ses galeries extérieures, le buste des gentilshommes et des grandes dames d’autrefois. L’immense vaisseau est entièrement vide de promeneurs ou de fidèles. Les verrières flambent en reflets sur les murs, et autour, il y a des réduits d’un clair-obscur reposant. Toribio, qui est un esprit sans lettres, mais pénétré par les traditions orales, confuses et légendaires de sa race, me raconte, à sa manière, l’histoire de la chapelle des rois nouveaux, reyes nuevos. « Tous les matins, ajoute-t-il, on y célèbre la messe pour Henri II, Henri III et don Juan, tandis qu’un massier, en dalmatique brodée, assiste debout, sa masse d’argent sur l’épaule.

— Pour quoi faire ?

— Il attend les ordres des rois, les ordres qui ne viendront jamais.