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bordures de buis, et toutes ces pauvres plantes, semées pour les rois qui ne viennent plus, avaient l’air de se plaindre, n’ayant point eu le regard ou le sourire pour qui elles étaient nées.


V. — LA VILLE ARABE — UNE LÉGENDE


Tolède, 5 et 6 octobre.

J’aime cette vue de Madrid, aperçue au départ, dès que le train a quitté le vaste hall de fer de la gare del Mediodia. La grande ville n’égrène pas ses faubourgs dans la campagne, comme font les nôtres. Elle finit nettement. Le regard embrasse ce soulèvement de maisons blanches, en forme de bouquet, et suit les lignes ondulées de la base, qui s’avance en cintre irrégulier, et fuit en s’inclinant vers le Manzanarès. Dans le cercle élargi des terres, qui l’enveloppe de ses nuances jaunes, grises, roses, infiniment fondues, elle reste longtemps au-dessus de l’horizon, pareille à un gros piquet de marguerites sur un chapeau de paille.

Elle s’efface. Le pays change. Deux montagnes isolées se lèvent à droite, sur le sol ras. L’une d’elles est couronnée de remparts en ruine. Çà et là, des roues d’arrosage, garnies de cruches de terre, puisent l’eau dans des puits couverts, et la versent dans des canaux. Un double mur circulaire, peint à la chaux vive, trace la route au mulet qui tourne. Des roseaux montent tout autour : je cherche involontairement le fellah en chemise bleue. Plus loin, les oliviers commencent à se montrer, maigres encore, bordant de petits champs de vignes. Un faucon traverse majestueusement la lumière, plus tremblante que ses ailes. Son ombre court sur les mottes. Où sont les cavaliers à burnous qui ont lancé l’oiseau ? Car voici le royaume arabe. Tolède approche.

Ville extraordinaire, ville farouche et de haut relief, qui mériterait qu’on fit pour elle seule le voyage d’Espagne. Avant d’y entrer, regardez bien comme elle est bâtie. Elle est portée dans la pleine clarté, dans le soleil et dans le vent, au sommet d’une roche ronde. Les pentes sont partout abruptes. Le Tage noir l’enserre dans une boucle étroite. Il creuse autour d’elle un fossé ; il coule dans un ravin où pas une feuille ; ne pousse, et l’autre rive, violente aussi, montant jusqu’où montent eux-mêmes les clochers de Tolède, enferme dans un cercle de collines dénudées la cité deux fois prisonnière. Aucune nuance, rien que des couleurs crues, juxtaposées et heurtées l’une par l’autre : une eau qui roule sur des cailloux noirs, des pentes de précipice, ternes comme la fumée qu’aucun rayon n’égayé, et, sur la coupe ardente des montagnes, des coulures de terre bouleversée, d’une