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cours des âges. Il travaille en ce moment à une histoire de la poésie lyrique nationale, dont le cinquième volume va paraître. Croyez-moi, monsieur, les hommes ne nous manquent pas ! »

J’ai eu l’heureuse fortune d’être présenté à M. Menendez y Pelayo et à M. Echegaray. Le premier est un homme de trente-huit ans, long de visage, portant la barbe en pointe et les moustaches tombantes, extrêmement nerveux, un pur intellectuel, dont la redingote professorale se plisse en vain pour chercher le corps et ne le rencontre pas. L’œil est voilé, à la fois très affiné et très fatigué par la lecture. Sa main, quand elle feuillette un livre, caresse involontairement les pages, et joue avec les chapitres, aussi sûre d’elle-même, aussi légère et amoureuse que les doigts d’un grand artiste touchant une mandoline. M. Echegaray, beaucoup plus âgé, a dû être blond, et l’est encore un peu. Il ressemble à Mistral, sauf par les moustaches, qui sont roulées : tête énergique, militaire, les yeux clairs et vivans, d’un vert pâle qui change vite, des manières aisées, et l’air d’un de ces esprits libres, doués pour comprendre toute la vie, à qui tout est facile. On le trouve, chaque après-midi, à ce très beau cercle de l’Ateneo, dont les Madrilènes sont justement fiers, où l’on prononce des discours politiques, où on ne joue pas, où les associés ont à leur disposition 40 000 volumes, et tous les journaux, et toutes les revues, pour dix francs par mois.


— Le musée de Madrid m’a produit une impression que ni le Louvre, ni aucun musée italienne m’avaient donnée. Nous sommes trop préparés, en général, aux émotions artistiques. Des souvenirs, des images, des comparaisons, empêchent l’étonnement et déflorent toute nouveauté. Ici, vraiment, deux peintres se révèlent, s’imposent par toutes leurs œuvres entassées devant nous : Velasquez et Murillo. Les tableaux isolés de l’un et de l’autre ne m’avaient rien appris. Et je crois bien que je comprends le premier, que je ne suis pas indifférent à la sûreté de son dessin, à l’aisance cavalière de ses grands seigneurs si laids de visage et pourtant de si haute mine : mais je sens que j’aime mieux le second. Les critiques d’art ne sont pas de mon avis. Ils ont des raisons, assurément meilleures que les miennes. Moi, je ne suis que la foule qui passe, l’âme ouverte, et si j’admire les Filandières de Velasquez, j’ose le dire, c’est qu’elles rappellent par leurs tons mêlés, leur lumière venue d’en haut, leur grâce populaire et non apprise, les toiles où l’autre peignait une humanité supérieure en de très pauvres corps, et mettait sur le visage des bergers à la crèche, ou dans les yeux d’une gueuse regardant sainte Elisabeth, l’émotion que l’habitude des cours a tuée, paraît-il.