Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/573

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en voit, de ces idylles brèves, au tournant des rues, sous l’abri des porches, autour des fontaines ! Ce qui se murmure de choses tendres, toujours les mêmes, avant que la grande ville ne soit éveillée ! Les bois, au temps des nids, en entendent seuls davantage. On se sépare sur un geste de la main, on se retourne, on se regarde encore. L’employé court à son bureau, l’ouvrière à son atelier. Vers neuf heures la chaleur est douce. Les amateurs de soleil, qui ont dormi sur les bancs, ou le long des portes, et soupé la veille d’un pauvre puchero aux entrailles de poulet, se retrouvent sur le trottoir, du côté de l’hôtel de la Paix. Ils ont des airs songeurs, et des capes misérables. Trois ou quatre agens de la sûreté, des habitués, eux aussi, échangent leurs impressions matinales, et observent d’un œil de tuteurs inquiets les premières belles breloques portées par un étranger et hasardées dans la foule des gueux. Un groupe d’ecclésiastiques en redingote, chapeau de soie et col droit, stationne au garage des tramways. La place s’emplit de minute en minute d’un plus grand nombre d’êtres humains. Vers cinq heures du soir, c’est une fourmilière. On ne voit plus les pavés : rien que des têtes en mouvement autour de rares points fixes, et dont les glissemens compliqués, tournans, difficiles à suivre, font penser aux remous des écluses, quand toutes les vannes sont ouvertes. Les cafés sont pleins. Des toreros en petite veste et grand chapeau gris discutent devant la porte du Levante. On crie les billets de loterie, le programme de la prochaine corrida, les fleurs, les romans illustrés, l’eau fraîche, les journaux du soir. Des équipages traversent au pas. Les grandes dames vont au salut, ou faire un tour aux Récollets, ou prendre un consommé chez Lhardy. Aux oisifs du matin se sont joints les errans de la politique, les familiers les plus nombreux de la Puerta del Sol, les fidèles des ministères morts, les dévots besogneux de la sainte espérance : les cesantes.

En France, nous connaissons, hélas ! l’ouvrier sans travail. Mais Madrid nous offre un autre type : l’employé sans bureau. À chaque changement de ministère, le personnel est renouvelé. Conservateurs, libéraux, radicaux, tous les chefs de groupes ont leur clientèle de gratte-papier, de comptables, d’appariteurs, d’estafettes, qui chasse les titulaires en place, triomphe avec le ministère et succombe avec lui. Autrefois, les postes les plus humbles étaient, comme les autres, soumis à la loi cruelle des ras de marées parlementaires. Tout tombait à la fois. Les balayeurs passaient le balai quand le ministre passait le maroquin. Le mal est moindre aujourd’hui. Les infiniment petits se sont consolidés. Il n’en reste pas moins, sur le pavé de Madrid, une vingtaine de mille hommes, titulaires dépossédés de l’écritoire officielle,