Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/561

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

saluent, et l’interrogent sur sa famille, et lui parlent tout de suite de leurs affaires, avec cette espèce de joie et d’orgueil dans les yeux, que devait produire, autrefois, la visite d’un seigneur très bon au milieu de ses vassaux. Les uns et les autres sont habillés de la même bure d’un brun foncé, fabriquée dans la paroisse, avec la laine des moutons. Mais les hommes sont très beaux, grands, maigres, naturellement majestueux dans leurs gestes, tandis que les femmes, presque toutes laides, n’ont pas même un costume seyant. L’unique ornement de leur jupe collante est une bande de laine noire posée en bordure, et les cheveux sont cachés par un mouchoir noué, sous le menton.

Tout ce monde nous accompagne au palacio. N’imaginez pas une construction élégante et ornée. Non : le palais n’est qu’un cube en pierres de taille, assez élevé, mal percé de quelques fenêtres, coiffé d’un toit de tuile presque plat, et situé au milieu du bourg. Aucun jardin autour, aucun espace enclos servant à la promenade. J’ai là l’exemplaire assez maussade et intact de ces demi-forteresses, aujourd’hui abandonnées, qui sont les seuls châteaux en Espagne, et qui correspondent si peu à l’idée que ce mot éveille chez nous. J’entre par un portique délabré, dans une cuisine monumentale, — 12 mètres sur 15, — meublée d’une table, de quelques bancs de 80 centimètres de largeur, sur lesquels dorment toutes les nuits les (ils du garde chef. Une femme est occupée, devant la cheminée, grande comme une chambre ordinaire, à des préparatifs de cuisine. Il y a une seconde pièce, d’égales dimensions, au rez-de-chaussée, et le premier étage ne fait que répéter cette distribution primitive.

M. d’A…, entouré de solliciteurs ou d’amis, méfait signe qu’il lui est impossible de se soustraire, pour l’instant, à cette bienvenue mêlée de questions d’affaires. Je le laisse, et je parcours le village avec le garde chef, homme froid, pratique et très intelligent. Elles ne sont pas belles, les rues, et ne rappellent qu’en un seul point le boulevard de la Madeleine ou la rue de Rivoli. Si misérables qu’elles soient, n’eussent-elles que dix pas de longueur, et ne fussent-elles qu’un étroit couloir entre deux maisons de paysans, elles portent, au coin, une belle plaque de faïence bleue, avec un nom écrit en lettres blanches. J’ai, d’ailleurs, observé ce phénomène dans plus d’un bourg écarté de la Castille : ou soigne peu la voirie, ou méprise l’alignement, on ignore l’hygiène, mais toutes les ruelles sont baptisées.

Les habitans qui passent, le manteau sur l’épaule, — cette espèce de haïk arabe qu’ils ne déploient jamais, — lèvent courtoisement leur feutre pointu. Ils ont l’air très médiocrement riches, et suffisamment heureux. Toutes les dents de ce pays