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Les coqs chantent la retraite des étoiles et s’envolent dans les chaumes ; le ciel est d’un bleu de métal, sombre et froid ; le sabotement pressé des mules qui vont aux champs claque dans toutes les rues de Vitigudino, quand nous sortons de la posada pour monter on voiture. Nous avons encore cinq lieues à faire, mais cinq lieues sans route. A la porte, un homme nous attend, monté sur un petit cheval bai. C’est le montaraz, 1e garde chef de la propriété, en grand costume, escorté de son fils, un jeune gars de dix-sept ans, également à cheval. Tous deux sont vêtus à la mode des charros, mais le père l’est magnifiquement. Au-dessus de ses bottes en imitation de maroquin, la culotte collante de velours noir s’attache par trois boutons d’argent ; le gilet est bleu ciel ; au centre de la ceinture de cuir fauve luit une rosace de métal ; des soutaches de velours ornent la veste courte, et le foulard de soie rouge, qui enveloppe les cheveux de l’homme, a dû être acheté au dernier marché du bourg. La diligence s’ébranle, les doux cavaliers partent en avant. Vitigudino se mol aux fenêtres, nous tournons à droite, et bientôt nous nous enfonçons dans le désert de chaume.

Il n’existe pas de route, c’est vrai, mais d’autres voitures ont passé par où passe la nôtre, et des mules, et des hommes à pied. Une sorte de sentier a été tracé ainsi, et le regard peut le suivre, descendant ou montant les croupes basses, teintées de rouge par les labours récens ou de jaune pâle par les blés anciens. Pendant quelque temps, la voiture suit le lit d’un torrent desséché, encombré de fortes pierres. Nous sautons en mesure, et je remarque que le ressort consolidé avec de la sparterie se comporte mieux que les autres. L’administrateur a la chance d’être assis au-dessus, et il saute moins haut que nous. Un bon coup de collier des sept mules nous tire du ravin, nous rentrons dans le chaume, et le village, centre du domaine sur lequel nous trottons depuis une heure déjà, se lève au sommet d’une ondulation large des terres. Tout autour, le sol est plus aride qu’aux environs de Vitigudino. Le rocher gris affleure en maint endroit. Les maisons basses, couvertes en vieilles tuiles à peine roses, sont tapies et comme écrasées contre le sol. Les cheminées, — une seule au centre de chaque toit, — se dessinent à peine sur le ciel, comme de pauvres tas de poussière coniques. Au loin, s’étend une lisière de forêt, à perte de vue.

Mon ami a défendu qu’on vînt le chercher en cavalcade, selon les traditions féodales du pays. Nous entrons à pied, car les rues sont trop mauvaises pour qu’on puisse s’y risquer autrement. Mais le bruit de notre arrivée s’est répandu. M. d’A… est entouré d’une foule de gens, hommes et femmes, qui le