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qui n’aiment la liberté que pour arriver à une révolution ; ils sont ses plus grands ennemis… L’armée française ne souffrira jamais que la liberté en Italie soit couverte de crimes. Vous pouvez, vous (levez être libres, sans révolutions, sans courir les chances et sans éprouver les malheurs qu’a éprouvés le peuple français. Protégez les propriétés et les personnes et inspirez à vos compatriotes l’amour de l’ordre et des lois… » Ces discours, reproduits en France par les journaux, sont lus avec avidité ; ils offrent à des nécessités très urgentes des solutions extrêmement simples. A part un petit groupe d’hommes, survivans de 1789, précurseurs du régime constitutionnel, républicains idéalistes, demeurés fidèles aux principes, patriotes très respectables, mais isolés, incompris de la foule, suspects au Directoire, personne ne se soucie plus de la liberté politique et n’est disposé à en accepter les conditions. Il ne s’agit, pour les gouvernails, que de liberté d’Etat ; pour les gouvernés, que de liberté civile et d’égalité démocratique ; le problème, pour les meneurs, est de rester les maîtres de la République et d’y personnifier, au pouvoir, la Révolution ; pour la grande majorité des hommes, le problème est de jouir tranquillement des conquêtes de cette Révolution qui est le bien de tous et à laquelle tous ont tant sacrifié. Les missives d’Italie révèlent en Bonaparte un chef d’Etat, réaliste et pratique, égal au chef d’armée. Tout ce qui couve en France de vieil esprit romain et césarien, transformé par les rois en culte monarchique ramené, par l’œuvre des terroristes et l’effet de la Révolution, à son caractère primitif, se réveille et devient pour la popularité de Bonaparte un merveilleux agent de propagande. « La République, écrivait-il au Directoire qui fit publier la lettre en tête de la partie officielle de son journal, la République n’a pas d’armée qui désire plus que celle d’Italie le maintien de la constitution sacrée de 1795, seul refuge de la liberté et du peuple français. L’on hait ici et l’on est prêt à combattre les nouveaux révolutionnaires, quel que soit leur but. Plus de révolution, c’est l’espoir du soldat. » Les « nouveaux révolutionnaires », c’étaient les royalistes, les modérés, les « constitutionnels », les libéraux ; plus de révolution, c’est-à-dire une révolution qui sera la dernière, parce que celui qui l’accomplira, d’accord avec l’opinion de la masse, ne permettra plus qu’on en accomplisse d’autres. Le Directoire l’essaiera le 18 fructidor ; Bonaparte la fera le 18 brumaire[1].

Sur cette pente, son esprit ne s’arrête pas ; et déjà la

  1. Bonaparte au Directoire, 8 mai 1797 ; au gouvernement provisoire de Gênes, 16 et 19 juin 1797 ; aux Milanais, 10 décembre 1796 ; au Directoire, 18 décembre 1796. Comparez avec le texte de la Correspondance, n° 1319, l’extrait publié dans le Rédacteur, n° 387, et dans le Moniteur, t. XXVIII, p. 519.