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connaissent pas les formes d’un tribunal. Je pourrais, s’il me convenait, vous faire traduire devant un conseil de guerre comme embaucheur de mon armée et me débarrasser de vous. »

Le voyant décontenancé, il le flatta, et le renvoya rassuré, que dis-je ? ébloui. C’était chez Bonaparte, comme chez Frédéric, le plus redoutable des prestiges de jouer au moins fin avec ses interlocuteurs, de leur donner l’illusion qu’il se laisserait leurrer par de belles paroles et embarquer dans une intrigue dont ils auraient la gloire et le profit. D’Antraigues était gagné[1]. Sa prison s’adoucit singulièrement, mais Bonaparte garda dans ses mains une relation du complot de Pichegru écrite par d’Antraigues. Si ce récit n’était pas nécessairement authentique, il était autographe. Bonaparte l’expédia, le 10 juin, avec d’autres papiers, sans intérêt d’ailleurs, saisis sur d’Antraigues, destinés à encadrer la pièce principale et à y donner un cachet de véracité.

Les propos de d’Antraigues avaient appris à Bonaparte ce qu’il désirait savoir sur les royalistes. « Il est bien facile d’abuser ce parti-là, disait-il, parce qu’il part toujours, non de ce qui est, mais de ce qu’il voudrait qui fût. Je recevais des offres magnifiques… Le prétendant m’écrivit même, de son style hésitant et fleuri… Quoi ! consentir à se livrer sans condition aux princes de la maison de Bourbon !… changer notre drapeau victorieux contre ce drapeau blanc qui n’avait pas craint de se confondre avec les étendards ennemis ! et moi, enfin, me contenter de quelques millions et de je ne sais quel duché[2] » D’Antraigues, s’il s’y trompa un moment, ne s’y trompa pas longtemps : « Bonaparte, écrivit-il après s’être échappé de ses griffes, a été forcé de prendre le parti d’une des deux factions qui divisaient la France. Il a choisi celle de Barras, c’est tout naturel. Mais il détruira Barras ou l’asservira… Il veut la guerre ou une paix détestable… Il veut maîtriser la France, et, par la France, l’Europe. Tout ce qui n’est pas cela lui paraît, même dans ses succès, ne lui offrir que des moyens… Cet homme abhorre la royauté ; il déteste les Bourbons et ne néglige aucun moyen d’en éloigner son armée. »

Ce ne sont pas seulement les républicains qui ouvrent les voies au dictateur. Les plans que sa prudence et son habileté suggèrent à Bonaparte, Mallet du Pan ne cesse de les conseiller aux royalistes, tant la force des choses lui semble évidente et l’événement fatal. « C’est Paris, c’est l’autorité même qu’il faut

  1. « Rien au monde ne lui coûte pour obtenir de l’homme qu’il croit lui être utile, et avec lui un marché se fait en deux mots et deux minutes. » Voir les lettres de d’Antraigues, citées par le général Jung, Bonaparte et son temps, t. III, p. 192, 214.
  2.  ! Mémoires de Mme de Rémusat, t. Ier, p. 271. — Souvenirs du baron de Barante, t. Ier, p. 45.