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succombera, revenant de Moscou, pliant, désemparé, sous la tempête, mais se sentant toujours poussé d’en haut, comme lorsqu’il entrait en Russie avec le dernier déluge, et le vent dans ses voiles. A Mombello, il façonne sa vie selon les convenances du monde où il veut vivre. Il parait aux peuples l’homme de la nécessité, parce qu’il accomplit ce que la masse des hommes juge alors nécessaire.

Il n’a besoin d’aucun effort pour s’approprier la morale des princes, et ce qu’on peut appeler le grand libertinage politique de l’ancien régime. Il l’aurait inventé s’il ne l’avait pas respiré partout. Sa seule ambition aurait suffi à lui révéler ces données de la politique contemporaine, si des princes philosophes et des philosophes amis des princes n’avaient pris la peine de les dresser en maximes et de les exprimer en français pour les rendre plus claires et les répandre davantage. « Toutes les lois civiles et ecclésiastiques, déclare Voltaire, sont dictées par la convenance ; la force les maintient, la faiblesse les détruit, et le temps les change. » Voilà l’esprit des lois, tel que le distille l’Essai sur les mœurs, et Bonaparte en est nourri. » Plus je lis Voltaire, disait-il à Rœderer, plus je l’aime. C’est un homme toujours raisonnable, point charlatan, point fanatique. J’aime beaucoup son histoire, quoiqu’on la critique. » C’est de l’histoire, ainsi écrite et ainsi lue, qu’il dira quelques années après : « J’étudiai moins l’histoire que je n’en lis la conquête, c’est-à-dire que je n’en voulus et que je n’en retins que ce qui pouvait me donner une idée de plus, dédaignant l’inutile, et m’emparant de certains résultats qui me plaisaient. » Il lui plaît d’apprendre et il juge bon de retenir cet enseignement que la force crée le droit des souverains et que ce « droit » les met au-dessus de l’humanité. Ils se décident par d’autres raisons que l’homme privé. Il faut une religion officielle pour que le peuple obéisse et serve sans se corrompre ; il faut une morale publique pour que les hommes éclairés se soumettent et ne troublent point l’ordre social. La religion ainsi entendue, c’est la foi d’autrui ; la morale ainsi conçue, c’est l’honnêteté des autres : telles sont les mœurs du temps. Aussi spontanément que les conventionnels ont rapporté à la République les ci-devant droits du roi, Bonaparte transporte à sa personne les règles de conduite des rois.

Il n’est point athée d’ailleurs ; il répugne au néant, de toute l’extraordinaire intensité de son être. Il se soumet au mystère. Frédéric se piquait d’impiété, par orgueil royal et esprit d’aristocratie autant que par goût et par raisonnement. Napoléon, sous ce rapport, demeure peuple. Il éprouve pour lui-même ce besoin de culte extérieur, ce mysticisme sensualiste, cette « religion des