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y respire. Il s’y fit une véritable cour : il s’y entoura d’un gouvernement de proconsul romain de la grande époque, conquérant, homme d’Etat, organisateur de la conquête et pacificateur des peuples vaincus. C’est Jules César en Gaule. Trois cents légionnaires polonais gardent le château. L’étiquette est sévère. Les aides de camp ne dînent point journellement avec leur chef : c’est une exception et un honneur très recherché que d’être invité à sa table. Il prend ses repas en public, comme les souverains : on laisse entrer, dans la galerie, les Italiens qui viennent contempler le libérateur de leur patrie. Imposant, malgré une certaine gaucherie naturelle, Bonaparte reçoit les hommages en homme qui y aurait été de tout temps habitué. « Tout, rapporte un témoin, avait plié devant l’éclat de ses victoires et la hauteur de ses manières. » Les salons se prolongent sous une vaste tente dressée dans les jardins. Tout ce qu’il y a d’intelligent, d’ambitieux, d’intrigant et d’enthousiaste en Italie, s’y presse et s’y mêle aux administrateurs et aux généraux français. Les diplomates étrangers viennent flairer les partages ou implorer les ménagemens. Les diplomates français viennent prendre le mot d’ordre et quêter la faveur. Tout est avenir, tout est aurore en ce palais de la fortune. Autour du général, une jeunesse animée, souriante à la vie. Exaltés par le succès, gâtés par les Italiennes étourdies elles-mêmes de ce printemps enchanté de leur pays, confians dans leur destinée, encore tout palpitans de la crise épouvantable où ils sont nés à la vie, et du rêve merveilleux qui y a succédé sans transition, ils vivent dans le ravissement. « Que de grandeur, d’espérance et de gaieté ! dit l’un d’eux. À cette époque, notre ambition était tout à fait secondaire, nos devoirs ou nos plaisirs seuls nous occupaient. » Lannes, Murat, Marmont, Berthier, rois, princes et ducs de demain, la famille de Bonaparte les rejoint : l’indigence hier, aujourd’hui le luxe, les fêtes, les hommages. Ce ne sont que carrosses sur les routes bordées de fleurs, barques lentes et molles sur les lacs bleus, miroirs mouvans du ciel. A côté de Joséphine, encore aveuglément adorée, Élisa, déjà mariée à Bacciochi, Pauline, « charmante, presque idéale », qui se marie à Mombello même avec Leclerc, reçoit 40 000 livres de dot et trouve un prêtre obligeant pour la bénir incognito dans la chapelle du palais.

Bonaparte est gai, joueur avec sa jeune cour, prodigue de récits et de ces contes fantastiques dont Gœthe, à son âge, aimait aussi à distraire sa mémoire trop encombrée de faits et son imagination trop impatiente de réalités. Il a ses récréations où il se montre affable et séduisant au possible. « À cette époque heureuse, rapporte Marmont, il avait un charme que personne n’a pu méconnaître ;… l’un des hommes les plus faciles à toucher par des