Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/471

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

remarquer que le christianisme n’est pour rien dans l’affaire ? Cela va sans dire. Cependant un moment vient où on n’est pas fâché de retrouver la vraie doctrine sous les gloses qu’en donnent les commentateurs in partibus infidelium. Ce qui a manqué à Durtal pour se convertir, c’est d’abord de l’avoir voulu. Ce n’est rien en pareille matière que de vagues aspirations et que de nostalgiques rêveries. L’auteur du Traité de l’amour de Dieu, que celui de En route tient d’ailleurs en petite estime, apprécie en assez bons termes ces incertaines velléités : « Ce n’est qu’un certain vouloir sans vouloir, un vouloir qui voudrait mais qui ne veut pas, un vouloir stérile qui ne produit point de vrais effets, un vouloir paralytique qui voit la piscine salutaire du saint amour mais qui n’a pas la force de s’y jeter ; et enfin ce vouloir est un avorton de la bonne volonté… » Et il manque ensuite à Durtal d’avoir en lui aucun des sentimens qui font le chrétien. L’Imitation nous enseigne que « l’homme s’élève au-dessus de la terre sur deux ailes, la simplicité et la pureté. » Durtal sait bien qu’il n’a aucune pureté de cœur ; mais en outre, s’il aspire à la simplicité d’âme, il faut qu’il désespère d’y jamais atteindre. Il contemple d’un regard d’envie l’humble frère Siméon, qui vit au milieu de ses bêtes, familier avec elles et leur étant à peine supérieur par l’esprit. Ah ! se faire une âme pareille à cette âme enfantine, échanger les rêveries d’art et les préoccupations de métier contre l’ébriété divine d’un porcher de la Trappe ! Il n’est personne, artiste ou écrivain, qui n’ait à une certaine heure formé ce souhait ; tout de même on n’en est pas dupe et on se rend compte, à part soi, combien dans ce dédain des choses littéraires il entre de littérature. C’est un plaisir d’orgueil que Durtal a éprouvé en se retirant à la Trappe. Au moment de quitter Paris, il regardait dans la gare ces gens qui parcouraient les salles, qui piétinaient devant les guichets. Il se comparait à cette foule des voyageurs uniquement intéressés par leurs affaires ou par leurs plaisirs. Il se savait gré d’avoir des préoccupations qui leur étaient tout à fait étrangères. Il se sentait différent et supérieur. Il avait conscience de faire quelque chose d’éminemment distingué. Il songeait que ceux-là sont rares en notre temps qui ont souci de leur âme. Il s’applaudissait d’être du petit nombre des élus. — Le christianisme est encore charité et amour du prochain. Mais qui parle à Durtal d’aimer son prochain ? Le prochain de Durtal, le « mufle », pour l’appeler par son nom, ne lui inspire que mépris et qu’aversion ; et c’est justement afin de l’oublier et pour échapper à son odieux contact qu’il s’est réfugié dans les bois qui bordent les étangs de Notre-Dame de l’Atre. — Christianisme signifie abnégation, et renoncement, et mort à soi-même. Mais c’est de lui-même et de lui seul que se soucie ce néophyte insuffisamment évangélique. Il n’est attentif qu’à ses propres émotions, et ce travail qu’il opère sur sa conscience a pour résultat de faire qu’il se