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vieilles oies qui, dans une musique de foire, faisaient tourner la Vierge sur ses litanies comme sur des chevaux de bois. » Durtal, le héros de En route, n’a pas les mines contrites, les regards baissés et le son de voix dévot qu’on enseigne dans les séminaires. Au moment où il suit une procession, un cierge en main, il réfléchit à part lui : « Ce que je dois avoir l’air couenne ! » Il adresse au clergé des critiques inattendues, comme par exemple de fermer les églises de trop bonne heure et de « coucher Jésus aussitôt que la nuit tombe. » Il a dans l’examen de conscience de subites exclamations qui en rompent la monotonie : « Non, mais je suis tout de même étonnant !… » La façon dont il discute avec lui-même les objections traditionnelles n’a rien de pédantesque. Il s’agace, il s’énerve, il s’invective plaisamment : « La liberté de l’homme ! elle est jolie, oui, parlons-en ! Et l’atavisme, et le milieu, et les maladies du cerveau et des moelles ? Est-ce qu’un homme agité d’impulsions maladives, envahi par des troubles génésiques, est responsable de ses actes ? — Mais qui est-ce qui dit que dans ces conditions-là on les lui impute là-haut, ces actes ? — C’est idiot à la fin !… » Tel est le ton. C’est l’onction avivée par la gouaillerie ; la philosophie abstraite illustrée par la fantaisie d’un artiste et la blague d’un gamin ; la liturgie transposée dans un langage exaspéré où se mêlent aux trivialités de l’argot d’aujourd’hui les raffinemens de l’écriture impressionniste. Cela produit un effet de comique intense et continu. Cela agit sur les nerfs. C’est amusant et excitant.

J’ai essayé d’indiquer quelle est la valeur d’art du roman de M. Huysmans : elle est réelle. Pourtant ce n’est pas à ce point de vue qu’il faut se placer pour en apercevoir le véritable intérêt. En route est surtout un document. Il nous renseigne sur l’état de certaines âmes d’aujourd’hui. Durtal est-il M. Huysmans lui-même ? Cela est possible, mais ne nous importe pas. Ce qui donne beaucoup de prix aux livres de M. Huysmans c’est qu’en s’étudiant lui-même il a découvert quelques-uns des traits, — et des plus inquiétans — de la sensibilité contemporaine. Le goût qu’il a naturellement pour ce qui est artificiel et faisandé lui a inspiré ce type de Des Esseintes où plusieurs des hommes de cette fin de siècle se sont aussitôt reconnus et sur lequel d’autres par la suite se sont modelés. Il a publié Là-bas au moment où commençait à se répandre la mode de la magie, du satanisme et de tous ces cultes bizarres qu’a inventoriés M. Jules Bois dans son livre : les Petites Religions de Paris. Voici que Durtal passe de la mystique noire à la mystique blanche juste à temps pour porter témoignage au nom de tout un groupe de chrétiens de lettres. Il proteste de sa sincérité. Il a la foi. Au surplus on ne doit jamais, ne fût-ce que par courtoisie, mettre en doute la sincérité de personne. En pénétrant l’état d’âme de Durtal et en recherchant les mobiles qui ont déterminé sa conversion,