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le développement de l’état social de ses sujets, tandis que lord Stratford suit le chemin le plus opposé. On fait tout au monde pour faire croire aux populations que tout ce qui se fait, tout leur bien-être présent et futur n’est que l’œuvre particulière de mylord, et arraché de vive force à l’intolérance et au fanatisme des Turcs. Je vous demande à présent si un gouvernement qui se trouve réduit à lutter continuellement contre de pareils obstacles peut faire quelque chose de bon, et s’il peut conserver une position indépendante et digne aux yeux des étrangers aussi bien que vis-à-vis de ses sujets. Entouré de gens intéressés ou ignorans, lord Stratford ne voit en Turquie et chez les Turcs que fanatisme, corruption, incurie et incapacité. Je n’ai pas la prétention de dire que mon pays est un modèle de bien-être, que son administration ne laisse rien à désirer ; au contraire, je suis toujours d’avis qu’il y a encore beaucoup à faire ; mais ce que je ne puis pas admettre, c’est la mauvaise opinion que lord Stratford professe à l’égard de cette nation, ce sont les moyens destructifs qu’il voudrait nous faire adopter pour la régénération de l’empire ottoman.

Notez bien que nous ne contestons point à l’Angleterre, qui a tant de titres à notre reconnaissance, le droit d’éclairer la Porte de ses conseils amicaux ; nous les croyons même utiles et salutaires ; ce dont nous nous plaignons, c’est l’abus criant qu’on en fait ici, c’est qu’on use de ce droit au profit des haines et des passions personnelles, et au détriment de l’indépendance et de la dignité du pays, et c’est ce qui fait dire enfin aux adversaires de l’alliance anglaise que Menschikoff n’aurait pas été plus exigeant s’il avait même obtenu tout ce qu’il avait demandé.

Vous comprendrez que le sujet que je traite ici est on ne peut plus délicat. Si celui qui en est l’objet on apprend quelque chose, c’en est fait.

Vous garderez donc ces détails pour vous et vous tâcherez d’arriver au but en saisissant les occasions favorables pour glisser des insinuations compatibles avec les circonstances.

Je finis en vous priant de ne pas considérer cette lettre, toute particulière, comme une mission. Elle n’est que l’exposé de la situation actuelle destiné pour vous et seulement pour vous.

Signé : AALI.


Aali-Pacha ouvrait son cœur à M. Musurus et lui en révélait toutes les amertumes : la constante ingérence de lord Stratford dans les questions de tout ordre, les humiliations dont il abreuvait les ministres ottomans, la déconsidération qui en rejaillissait sur tous les membres du cabinet, son ardeur à entraver la légitime action des représentans des autres puissances, son impérieuse exigence enfin de tout dominer, hommes et choses. Ce tableau tracé par le ministre des affaires étrangères du Sultan excède certainement mes propres appréciations : je n’ai donc rien à en retrancher.

A la date de la lettre d’Aali-Pacha, j’avais encore pourtant la satisfaction, contre toute attente, d’entretenir avec l’ambassadeur d’Angleterre des relations que rien ne semblait avoir troublées, quoi qu’il en ait écrit à son gouvernement. Il avait surgi, entre les deux ambassades, des compétitions, mais aucun démêlé