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entière au moins cinq ou six fois de suite de cette façon. » M. Tenant de La tour a eu la bonne fortune de rencontrer sur les quais un exemplaire de l’Imitation de Jésus-Christ, annoté de la main de Jean-Jacques. L’auteur des Harmonies de la nature raconte que « sur la fin de sa vie, Rousseau s’était fait un petit livre de quelques feuilles de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il le portait toujours avec lui ; mais il me dit un jour, avec chagrin, qu’on le lui avait volé. »

Mme d’Epinay témoigne du caractère vivace et même ombrageux de la foi de Rousseau en Dieu, quand elle rapporte l’apostrophe qu’elle lui a entendu adresser à Saint-Lambert qui disait : « Qu’est-ce qu’un Dieu qui se fâche et s’apaise ? — Si c’est une lâcheté, répondit Rousseau, que de souffrir qu’on dise du mal de son ami absent, c’est un crime que de souffrir qu’on dise du mal de son Dieu qui est présent ; et moi, messieurs, je crois en Dieu ! » Vingt ans plus tard, Bernardin de Saint-Pierre est un autre témoin, un autre confident, qui, comme Mme d’Epinay, a vu de près le solitaire ; il raccompagnait un jour au couvent du Mont-Valérien. « Nous nous assîmes, dit-il, pour assistera la lecture, à laquelle Rousseau fut très attentif. Le sujet était l’injustice des plaintes de l’homme : Dieu l’a tiré du néant ; il ne lui doit que le néant. Après cette lecture, Rousseau me dit d’une voix profondément émue : Ah ! qu’on est heureux de croire ! » Il faut le reconnaître ; le beau passage de Y Emile, si souvent cité : « La sainteté de l’Evangile parle à mon cœur… » exprime autre chose que l’émotion d’un instant ; bien des heures ferventes avaient préparé Rousseau à écrire cette belle page.

Des cinq points indiqués plus haut, c’est sur le premier seul qu’il était utile d’insister et de rappeler les documens qui l’établissent ; on accordera les autres sans peine. Il sera sage d’ailleurs de ne pas fausser en l’exagérant le résultat auquel aboutissent les rapprochemens indiqués ; il ne faut pas parler de quelque action de la théologie germanique sur la pensée de Jean-Jacques. L’Allemagne n’a donné que le coup de clairon qui a réveillé les églises du pays de Vaud. Des cercles dévots se sont formés dans les contrées romandes ; Mme de Warens a passé son enfance au milieu de parens et d’amis piétistes ; son intelligence précoce et vive s’est familiarisée de bonne heure avec les idées théologiques qui étaient tous les jours mises sur le tapis, remuées et ressassées devant elle. Vingt-cinq ans plus tard, au moment où s’en allait sa jeunesse, elle s’est ainsi trouvée à même de suivre Rousseau dans le travail du débrouillement de sa pensée encore confuse, et d’être pour lui, à cette époque décisive, une