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à elle seule toute la dogmatique ; l’élévation à Dieu, facile et familière à l’âme ; — l’attente et la ferme espérance de l’éternel avenir.

Nous avons vu que ceux qui ont connu de plus près Mme de Warens : Magny, Rousseau et M. de Conzié, s’accordent à lui reconnaître une âme volontiers accessible aux idées chrétiennes ; la fragilité de sa vertu ne l’empêchait pas d’être pieuse à ses heures : tout se concilie chez une femme. Et Jean-Jacques de même ; depuis que s’est éveillée en lui la pensée que la mort pouvait être proche, il s’est tourné vers Dieu. Il a fait ce que Voltaire et Diderot ne tirent jamais : il a pris à tâche de donner à son esprit une culture religieuse. « Je me levais tous les matins, dit-il, avant le soleil… en me promenant je faisais ma prière, qui consistait dans une sincère élévation de cœur à l’auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous mes yeux ; je demandais pour moi, et pour celle dont mes vœux ne me séparaient jamais, une vie innocente et tranquille, la mort des justes, et leur sort dans l’avenir. » On a trouvé dans ses papiers, et M. Sayons a publié[1] les effusions de ses sentimens : « Dieu tout-puissant, Père éternel, mon cœur s’élève en votre présence. Je reconnais que votre divine providence soutient et gouverne le monde entier. Ma conscience me dit combien je suis coupable. Je suis pénétré de regret d’avoir fait un si mauvais usage d’une vie et d’une liberté que vous ne m’aviez accordées que pour me donner les moyens de me rendre digne de l’éternelle félicité. Agréez mon repentir, ô mon Dieu. Je me préparerai à la mort comme au jour où je devrai vous rendre compte de toutes mes actions ; j’emploierai ma vie à vous servir et à remplir mes devoirs. J’implore votre bénédiction sur ces résolutions ; j’implore les mêmes grâces sur ma chère maman, ma chère bienfaitrice, et sur mon cher père… »

On a plusieurs pages de ces rédactions : prières faites pour lui seul, et que personne n’a vues avant sa mort ; il en faut reconnaître la sincérité. Les distractions, les soucis, les voyages, les compagnies légères ont dissipé plus tard, à maintes reprises, chez Rousseau, la suite des réflexions sérieuses dont ses oraisons écrites aux Charmettes nous offrent la première trace. Mais on le voit aussi s’appliquer à y revenir, et témoigner même de quelque persévérance dans les habitudes religieuses que jusque dans sa vieillesse il a cherché à se donner. Quand il eut cinquante ans : « Ma lecture ordinaire du soir était la Bible, dit-il, et je l’ai lue

  1. Le Dix-huitième siècle à l’étranger, t. Ier, p. 236 et suivantes.