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Magny allait quitter Genève : le gouvernement bernois s’était laissé fléchir, et consentait à mettre un terme au long exil du vieillard, qui put aller passer ses dernières années à Vevey, sa patrie. Il n’y retrouva pas Mme de Warens, qui demeurait alors à Lausanne.

Pendant qu’il était en séjour à Genève, il lui avait écrit pour la mettre en garde contre les dangers d’une vie dissipée. Le brillant mariage de sa pupille l’avait fait entrer dans une société riche et amie du plaisir. Mme de Warens n’avait point d’enfans ; elle était jeune, jolie, aimable : elle s’amusait. Les cercles piétistes, au milieu desquels elle avait passé ses premières années, étaient toujours là, et la regardaient. A la voir si mondaine, ils étaient mécontens. Magny fut averti, et crut de son devoir d’user du droit de remontrance qui appartenait à un ancien tuteur et à un vieil ami. Elle lui répondit en excellens termes, comme à un mentor qu’on respecte et qu’on écoute sans vouloir suivre tous ses conseils. Elle l’assura que sa vie était innocente, et qu’elle aimait à jouir des plaisirs de son âge. Elle ajoute qu’il lui arrive de se sentir souvent bien détachée de toutes choses, et comme prête à rompre les liens qui la retiennent à tout ce qui l’entoure : observation frappante et juste, qui nous montre que cette lettre de Mme de Warens a été écrite avec beaucoup de sincérité, après un sérieux retour sureolle-même. Elle mettait le doigt sur un trait important de son caractère, qui aide à comprendre le brusque parti qu’elle prit quelques années plus tard, quand elle quitta soudain son mari et son pays, et entra dans l’Eglise catholique.

Magny passa à Vevey les dix dernières années de sa vie. Il avait gardé des amis à Genève ; à trois ou quatre reprises, on le voit y revenir et y faire des séjours. On admire l’austère attrait que ce septuagénaire savait inspirer à des jeunes filles de la bourgeoisie genevoise : elles quittaient leurs parens pour s’embarquer avec lui sur le lac, et sortaient ainsi de leur ville natale pour suivre ce vieillard dans le pays de Vaud et passer quelques jours au milieu des cercles piétistes. Elles et lui voyaient dans ces démarches étranges l’effet d’un instinct divin qu’il fallait respecter, quel que fût l’étonnement d’un monde incompétent. Aux pasteurs de Genève qui lui présentaient quelques observations, Magny répondait, dans son langage mystique, que ces jeunes personnes étaient dans les liens ; qu’elles obéissaient, comme un cheval au mors, à des impulsions mystérieuses où il fallait reconnaître la main de Dieu. Ces jeunes inspirées étaient de bonnes familles : c’étaient Jeanne Bonnet, fille d’un membre du Conseil des Deux-Cents, et Judith Rousseau, belle-sœur d’un autre membre de ce