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courant vraiment français ; il n’y avait rien qui y sentît le Genevois, le réfugié.

Le protestantisme de langue française avait vu se succéder plusieurs générations de théologiens. Les premiers apôtres de la Réforme avaient publié, pour répandre leurs idées, des livrets, des brochures. Ces opuscules, qui sont maintenant très recherchés par les bibliophiles, étaient déjà des raretés au siècle dernier, et n’étaient pas encore des curiosités : Rousseau ne les a jamais eus entre les mains. — Calvin était venu ensuite, et son coup d’essai, l’Institution de la religion chrétienne, qu’il a repris et complété à plus d’une reprise, avait fait de lui l’un des maîtres de la pensée en son temps. Mais ce livre systématique et monumental n’était plus au XVIIIe siècle qu’un gros morceau de théologie surannée : il ne semble pas que Rousseau l’ait ouvert et feuilleté. Qu’eût-il pensé en lisant les premières pages, où Calvin écarte d’un pied dédaigneux les problèmes pour lesquels se passionna le siècle de Diderot ?

Au XVIIe siècle, les professeurs des Académies protestantes de Saumur et de Sedan et, vers la fin de cette époque, les pasteurs chassés de France, et pour la plupart réfugiés en Hollande, avaient compté dans leur sein des hommes distingués, Abbadie et La Placette, par exemple. A Genève, Alphonse Turrettini, que Jean-Jacques enfant a pu entendre prêcher, avait été un homme d’église éclairé et libéral, un professeur et un prédicateur écouté et admiré ; Marie Huber avait publié des livres de théologie qui faisaient quelque bruit au temps même où Rousseau étudiait aux Charmettes. Mais qu’est-ce que tout cela auprès des penseurs et des écrivains qui faisaient la gloire de l’Eglise catholique : un Pascal, un Bossuet, un Malebranche, un Fénelon ? Et autour de chacun de ceux-ci, il y avait tout un groupe où se rencontraient des auteurs moins célèbres, oubliés aujourd’hui, estimés en leur temps et à juste titre ; hommes d’élite qui reconnaissaient pour maître et pour modèle l’un ou l’autre de ces grands hommes. A côté d’eux, Bayle est le seul théologien protestant qu’on puisse citer, le seul aussi dont on puisse dire avec certitude que Rousseau l’a beaucoup lu.

Rousseau avait ainsi l’avantage de faire des études de philosophie religieuse dans les conditions mêmes où les aurait faites tout homme de son âge en France. Il était en chemin, dit-il, de devenir à moitié janséniste. Cela valait beaucoup mieux, pour son succès futur, que d’être tout à fait protestant. Au temps où il n’avait que douze ans, ses parens avaient agité l’idée de lui faire suivre la carrière des études, de le faire entrer au collège plutôt qu’à l’atelier, et de le préparer pour le saint ministère. Si ce projet eût