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apprise dans les règles. On s’en était bien vite aperçu. Il ne trouvait à Chambéry que des amateurs comme lui-même, point de maîtres ; en sorte qu’il n’y était pas en mesure de remplir les lacunes de ses connaissances, et d’étudier à fond l’art qu’il prétendait enseigner. Après avoir bien débuté dans cette carrière, il était ainsi arrêté, et se trouvait dans une situation fausse et précaire. Puis la maladie était venue, et longtemps l’avait retenu à la maison. Dans ce temps de loisir, il avait beaucoup lu. M. de Conzié, un jeune homme avec lequel il s’était lié, et qui aimait la littérature, lui avait fait partager ses goûts. Rousseau, pendant toute sa première jeunesse, se laissait mener par ceux qu’il rencontrait successivement ; et cette fois, le hasard fut heureux.

« M. de Conzié, dit-il, gentilhomme savoyard, jeune et aimable, eut la fantaisie d’apprendre la musique, ou plutôt de faire connaissance avec celui qui l’enseignait. Avec de l’esprit et du goût pour les belles connaissances, M. de Conzié avait une douceur de caractère qui le rendait très liant, et je l’étais beaucoup moi-même pour les gens en qui je la trouvais. La liaison fut bientôt faite. Le germe de littérature et de philosophie qui commençait à fermenter dans ma tête, et qui n’attendait qu’un peu de culture et d’émulation pour se développer tout à fait, se trouvait en lui. M. de Conzié avait peu de dispositions pour la musique ; ce fut un bien pour moi : les heures des leçons se passaient à tout autre chose qu’à solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés, et pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le prince royal de Prusse faisait du bruit alors ; nous nous entretenions souvent de ces deux hommes célèbres, dont l’un, depuis peu sur le trône, s’annonçait déjà tel qu’il devait dans peu se montrer, et dont l’autre nous faisait plaindre sincèrement le malheur qui semblait le poursuivre. L’intérêt que nous prenions à l’un et à l’autre s’étendait à tout ce qui s’y rapportait. Rien de tout ce qu’écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je pris à ces lectures m’inspira le désir d’apprendre à écrire avec élégance et de tâcher à imiter le beau coloris de cet auteur, dont j’étais enchanté. Quelque temps après, parurent ses Lettres philosophiques. Quoiqu’elles ne soient assurément pas son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m’attira le plus vers l’étude, et ce goût naissant ne s’éteignit plus depuis ce temps-là. »

On a relevé dans ce paragraphe quelques erreurs chronologiques. Les Lettres philosophiques sont antérieures de deux ans aux premières lettres échangées entre Voltaire et le prince royal de Prusse ; et quand celui-ci monta sur le trône, Rousseau avait déjà quitté la Savoie. Mais recherchons plutôt dans cette page le