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type d’homme. Les ressemblances iront donc bien en augmentant, et non pas seulement entre les races ou les peuples (comme l’admet M. Durckheim), mais, du même coup, entre les individus. Seulement, à notre avis, ce résultat n’empêchera point l’accroissement parallèle des différences, soit entre les individus, soit entre les peuples. De ce que les cerveaux ont aujourd’hui un plus grand nombre de parties communes, il n’en résulte pas qu’ils ne puissent aussi avoir un plus grand nombre de parties différentes ; tout au contraire, en élevant d’abord, par l’instruction, les cerveaux à un certain niveau plus ou moins uniforme, on leur permet de manifester mieux ensuite leurs ressources propres et leur originalité personnelle. C’est, du moins, ce que devrait produire une éducation qui, au lieu de considérer l’esprit comme un simple vase à remplir, le considérerait comme un outil à forger et à perfectionner. Les conquêtes de la science passée rendent plus rapides et plus faciles des conquêtes nouvelles pour la science à venir ; il en est de même des acquisitions intellectuelles et morales pour chaque individu. Le temps passé sous la civilisation mûrit tous les cerveaux, mais les mûrit diversement, comme sous le soleil les grappes d’un certain raisin deviennent dorées et les autres noires : si elles ne se ressemblent pas, elles peuvent se valoir et trouver toutes leur emploi. Cette même loi s’applique aussi, croyons-nous, aux différentes nations : leurs caractères pourront à la fois s’harmoniser par la base, au point de vue moral et social, et se différencier de plus en plus par le sommet. Des traits plus délicats signaleront les physionomies nationales ; mais, de même que dans l’art tout se nuance et se subtilise, de même la civilisation intellectuelle et morale admettra des différences de détail qui, pour être moins grossières, n’en seront pas moins utiles au progrès commun. L’accroissement de l’action collective n’empêchera pas non plus l’accroissement simultané de l’action individuelle. Par son intelligence et ses inventions, par ses sentimens et sa volonté, l’individu verra son rôle augmenter avec les siècles.

Concluons qu’il faut se mettre en garde contre les sophismes sociaux tirés de l’histoire naturelle. Ils deviennent, de nos jours, si fréquens et si menaçans qu’on est obligé d’insister sur les théories les plus risquées et les plus arbitraires comme si elles étaient sérieuses ; elles le sont en effet bien souvent dans la pratique. Chez les nations modernes, où l’intelligence joue un rôle croissant, « les sophismes de l’esprit » tondent de plus en plus à engendrer ou à excuser les « sophismes du cœur », avec les guerres intestines ou étrangères qui en sont les sanglantes applications. « En préconisant le régime de la force, a dit l’écrivain russe dont nous parlions tout à l’heure, les publicistes français font le jeu