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inférieures et l’absorption des aristocraties dans les démocraties, où elles viennent se noyer.

On avait jadis donné le nom d’Aryens aux dolichocéphales blonds, parce que les langues et coutumes dites aryennes paraissent s’être développées à l’origine chez des peuples où dominait la race blonde. Mais c’est ici que le philosophe peut se donner le spectacle des incertitudes historiques et surtout préhistoriques. Après avoir fait venir les Aryens d’Asie en Europe, on les fait venir aujourd’hui d’Europe on Asie. Depuis Wilser, inventeur de la théorie nouvelle, on s’efforce de dissiper ce que M. Salomon Reinach appelle « le mirage oriental » — peut-être pour y substituer un mirage occidental. Chacun propose sa contrée de prédilection comme berceau de la race dite indo-européenne. Selon un des plus récens et des plus ingénieux auteurs d’hypothèses, M. Penka[1] les Aryens seraient le produit du climat Scandinave. Ce sont les frères des Méditerranéens à crâne long, mais modifiés et pâlis, sans doute par le climat humide du nord[2].

  1. Herkunft der Arier ; et Origines Aryacœ, Vienne, 1886, Prochàka.
  2. Reportez-vous à l’époque quaternaire ; le nord-ouest de l’Europe formait alors un énorme massif, qui recouvrait en partie les mers aujourd’hui découvertes, la moitié de la mer du Nord et une zone à l’ouest de la Norvège. Les masses de vapeur apportées par le Gulf-Stream répandaient une brume épaisse et douce sur la région Scandinave, et venaient se condenser sur l’espèce d’Himalaya septentrional dont elles alimentaient les glaciers. Sous ce climat humide et froid — mais, grâce au Gulf-Stream, moins froid que la présence des glaces ne le fait supposer — l’ancienne race à crâne long, appelée race de Néanderthal, a dû subir, selon M. de Lapouge, des modifications d’aspect et de tempérament. L’humidité continue de l’air obstrue les porcs de la peau, retarde la circulation des humeurs, diminue la force du système vaso-moteur, émousse la sensibilité, prédispose à la lenteur du tempérament flegmatique. Sur un sol marécageux et boisé, au milieu de la brume, sous un ciel chargé de nuages épais, interceptant les rayons lumineux et chimiques (à ce point que la photographie y devient difficile), une race d’abord plus ou moins sèche et brune a pu acquérir une forte dose de flegmatisme. Le résultat visible aurait été une décoloration générale, se traduisant par une peau très blanche, des cheveux blonds, des yeux pâles. — Par malheur, il reste fort douteux que la Scandinavie fût, comme le croit M. de Lapouge, habitable à l’époque quaternaire. De plus, en dépit du climat qui devrait les pâlir, Esquimaux et Lapons s’obstinent à rester très bruns. Aussi cette idylle Scandinave est-elle contestée. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la race blonde venait du Nord et qu’elle était, comme disent les Grecs, « hyperboréenne », du moins par rapport, à la Grèce.
    On invoque aussi des raisons philologiques qui semblent établir l’origine hyperboréenne des prétendus Aryens. Le mot « mer » et même le mot navire, par exemple, étant identiques dans toutes les langues aryennes, les premiers Aryens ont dû vivre en contact et en « familiarité » avec la mer. Ils ne peuvent donc être venus, comme on l’a cru longtemps, des hauts plateaux du Pamir et du nord de l’Asie. Ils ne sont pas venus davantage de la Caspienne ni de la mer Noire. Les noms du saumon et de l’anguille, en effet, sont identiques chez tous les Aryens : or ces poissons sont étrangers aux deux mers dont nous parlons et aux fleuves qui s’y jettent. Seules, la Scandinavie et la région maritime de l’Allemagne présentent tout entières la faune et la flore des proto-Aryens, c’est-à-dire les animaux et les plantes dont les noms sont restés identiques dans les diverses langues aryennes. — Pourtant, ici encore, il faut demeurer en défiance. Les linguistes ont trop d’imagination ; ils ont prétendu reconstruire une langue proto-aryenne qui est en grande partie fantaisiste. De plus, les preuves par la non-identité d’un mot dans un groupe de langues sont toujours faibles, car d’anciens termes peuvent avoir disparu. Par exemple, tous les Aryens ont désigné la main gauche par des euphémismes, différenciés de langue à langue, et la droite par des dérivés de dac, montrer. Faut-il en conclure, demande M. Reinach, que les Aryens, avant la séparation, ne possédaient que la main droite ?