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une querelle de jeu. Mais voici que le repentir arrive, préparé par les discours du pasteur, provoqué par l’intervention de la mystique Johanna. Et le repentir cause de pires catastrophes que la faute elle-même : des innocens paient pour les coupables ; le petit Paul meurt dans la tristesse et dans l’abandon ; le malheureux Ulrich subit les plus cruelles tortures. Puis, à la dernière page, on revient au point de départ : Léo va retrouver sa véritable nature, reprendre sa devise et sa vie heureuse ; Félicitas, irrémédiablement compromise, aura vraisemblablement l’existence à laquelle elle est propre, et dont elle ne souffrira guère. Il faudra que les remords soulevés s’apaisent, que le passé s’oublie : il y a plus de mal causé, voilà tout, plus de fautes commises. Le repentir, en passant comme un orage sur ces existences que le hasard avait mêlées, n’a ennobli que l’âme pure d’Ulrich, qui n’avait rien à regretter. Les autres demeurent ce qu’ils étaient : Félicitas, souillée, perverse et dangereuse ; Léo, égoïste, sensuel et insouciant.

Je n’ignore point ce qu’on peut répondre à ces objections : que la valeur des lois morales ne dépend pas de leurs résultats, et que nous ne pouvons échapper aux suites logiques de nos actes. Que le repentir soit une force bienfaisante ou nuisible, qu’il répare bienveillamment les ruines du passé ou qu’il en prépare de nouvelles pour l’avenir, il n’en vient pas moins après la faute, fruit naturel de notre conscience coupable, ou résultat artificiel des longs siècles d’éducation chrétienne qui nous oui faits ce que nous sommes. Notre monde social et moral est actuellement organisé de telle sorte, que nous ne pouvons violer aucune de ses lois sans être entraînés à en violer d’autres. C’est en vain que nous nous révoltons contre cette fatalité : elle nous domine et nous ne saurions lui échapper. En principe, bien entendu ; car, dans l’ordre pratique, il n’en est pas toujours de même, et la réalité nous montre que l’adultère, par exemple, ne se résout pas d’habitude aussi tragiquement que dans le livre de M. Sudermann. Avec son insouciante brutalité, avec sa robustesse de Bursch intraitable, son scepticisme facile, son entraînement de desperado, sa volonté ferme de jouir de la vie sans se laisser troubler par de vains regrets, Léo von Sellenthin pouvait nous paraître plus apte qu’aucun autre à éviter les suites logiques et déprimantes de la faute. Il en est cependant victime : ce fort ne sait pas mieux résister que les faibles. Sa sœur, dévote, maladive, exaltée, l’emporte sur lui : quelques paroles d’elle éveillent le tourment assoupi, raniment le remords vaincu ; la raison du pasteur, bien qu’elle vacille volontiers autour des bouteilles, réduit son orgueil ; il est poussé, malgré lui, dans le cercle dont il affectait de dédaigner