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connais ma pouliche, je sais qu’il ne faut jamais lui rendre la bride… » Que devient donc la thèse entrevue au début ? Incertaine, hésitante. On ne sait plus si M. Sudermann est du côté de Magda ou du côté de son père ; on ne sait plus s’il plaide pour les droits ou contre la tyrannie de la famille et de l’autorité paternelle. On demeure en présence d’un théorème étudié avec soin, mais auquel manque le C. Q. F. D. qui semble nécessaire à la fin de tels exercices. Peut-être l’auteur l’a-t-il voulu ainsi, sachant que les questions qu’il aborde sont extrêmement complexes, qu’elles comportent plusieurs solutions entre lesquelles il est bien difficile de choisir. Il n’en est pas moins vrai que sa thèse se transforme entre ses mains, et que le spectateur ne sait pas dans quel sens conclure.

Or, il en est de même dans le Passé. Nous voyons nettement que M. Sudermann a soulevé la grosse question de l’expiation par le repentir, qu’il a même posée d’une façon très précise dans l’entretien de Léo von Sellenthin et du pasteur Brenkenberg ; nous nous demandons dans quel sens il l’a résolue, si c’est dans celui de la morale chrétienne ou dans celui de la morale indépendante, — et nous ne savons pas.

Songez donc : Sellenthin rentre au pays quatre années après les tragiques incidens qui l’en ont chassé. Il est un criminel, la correction du duel n’en pouvant à nos yeux excuser le motif. Mais il a l’esprit tranquille : le passé est bien passé ; les survivans du drame d’autrefois ont commencé une nouvelle vie ; il n’y a nulle raison pour que cette deuxième existence ne se développe pas tout indépendante de celle qui l’a précédée. Félicitas, qui n’était pas une honnête femme, ne l’est point devenue : elle trompe son second mari, qui pourrait fort bien ne s’en apercevoir jamais et vivre heureux auprès d’elle. Quant à Léo, il lui serait commode, tout en rétablissant la bonne marche de ses affaires, d’interrompre ses relations amicales avec Ulrich, lequel ne pourrait s’en étonner. Cette rupture d’une vieille et profonde amitié serait la seule conséquence de l’ancienne faute : car le pasteur Brenkenberg, moyennant quelques bouteilles de vin de la Moselle ou du Rhin, renoncerait aux allusions épineuses : et Johanna se laisserait dévorer par ses complexes sentimens sans violer le secret qu’elle possède. « Ne rien regretter, et faire mieux » : la pratique de cet adage marqué au coin de la mondaine sagesse préparerait aux divers personnages du roman une existence normale et sans secousses ; d’autant plus que de nouvelles années s’écouleraient, amassant l’oubli et, pour ainsi dire, réparant l’irréparable. On ne ressusciterait pas M. de Rahden : mais sa mort n’aurait pas d’autres conséquences que si la cause en avait été, réellement,